Peu de sujets dominent actuellement le débat public comme la crise du logement et les mesures proposées par le gouvernement pour y remédier. Cependant, il semble que la nécessité de reformer l’impôt foncier soit largement partagée. Cela peut surprendre. Car l’analyse historique de cet impôt révèle avant tout une longue histoire d’échecs

Réformes ratées et apathie politique

d'Lëtzebuerger Land vom 20.01.2023

La naissance et la mort de l’impôt foncier

L’année 1798 n’est pas seulement marquée par le symbolique Klëppelkrich, mais également par l’introduction au Luxembourg de l’impôt foncier (Ifon) proportionnel et égalitaire par la République française. En effet, en 1795, le Luxembourg est annexé à la France en tant que département. Cependant, l’Ifon n’est pas une nouveauté dans le pays. Depuis des siècles, une taxe foncière est prélevée, mais celle-ci restait très inégale et frappait principalement les paysans, tout en exemptant les nobles et le clergé. Ces exemptions ont été en partie abolies par l’impératrice autrichienne Marie-Thérèse dans les années 1760. En introduisant le cadastre Marie-Thérèse, elle répertorie les propriétaires fonciers dans son empire, dont le Luxembourg faisait partie. Cependant, c’est seulement en 1798, avec l’introduction de l’Ifon français, que l’idée de l’imposition égalitaire de tous les propriétaires est devenue réalité. Pour déterminer l’impôt dû, le revenu net que chaque terrain peut théoriquement générer en un an est évalué, et huit pour cent de ce revenu prélevé en tant qu’Ifon.

Après la défaite napoléonienne, le Luxembourg est élevé au rang de Grand-Duché en 1815 lors du Congrès de Vienne et attribué au roi des Pays-Bas, qui conserve le système d’imposition français. Le nouveau grand-duc décide néanmoins de mettre en place de nouvelles matrices répertoriant les propriétaires et les revenus nets issus de leurs propriétés. C’est en 1824 que les propriétés foncières et immobilières du pays reçoivent pour la première fois un numéro cadastral unique, formant ainsi des parcelles cadastrales. Le pouvoir public dispose dès lors en tout temps d’informations relatives aux propriétaires de chaque parcelle et de l’Ifon que ceux-ci doivent verser chaque année. En 1849, le taux d’imposition passe à dix pour cent, avant de retrouver son niveau initial de huit pour cent en 1868. En 1904, il est finalement abaissé à cinq pour cent du revenu net.

En 1918, le gouvernement décide de supprimer l’impôt foncier à compter de 1919, en raison de la mise en place de l’impôt général sur le revenu, qui regroupe les impôts directs de différents types de revenus, dont les revenus des propriétés foncières et immobilières. Notons que l’impôt foncier ne représentait plus qu’une petite partie des recettes annuelles de l’État, son abandon n’a donc pas entraîné de pertes significatives dans le budget national. Depuis 1898, l’impôt général sur le revenu est une des principales sources de revenu pour l’État, représentant une part croissante de ses recettes au fil des années (vingt pour cent en 1947, 44 en 1967 et 48 en 2022). Entre 1909 et 1914, l’impôt sur la Drëpp (eau-de-vie) a généré des revenus supérieurs à ceux de l’Ifon.

Entre 1919 et 1940, les propriétaires fonciers et immobiliers bénéficient donc d’une exemption fiscale pour leurs biens non exploités : un agriculteur n’est de fait imposé que sur la portion de ses terres dont il tire un revenu. Cette politique fiscale favorable prend fin en 1940 avec l’occupation du Luxembourg par le Troisième Reich. Dans l’effort du Heim ins Reich, les nazis adaptent la fiscalité du Grand-Duché. Conséquence : la loi allemande de 1936 sur l’Ifon devient applicable au Luxembourg en 1941, et la contribution foncière est dès lors calculée sur base de la valeur des propriétés et prélevée par les communes au profit de celles-ci.

Malgré de nombreuses propositions de réformes de l’Ifon, le Grundsteuergesetz introduit par les nazis est toujours en vigueur, avec une base d’assiette qui n’a que marginalement évolué depuis 1941.

La perception de l’impôt foncier par la population luxembourgeoise

l’Ifon n’a pas affecté les propriétaires de manière égale au 19e et au 20e siècle, ce qui explique les différentes réformes exigées par la population luxembourgeoise.

En 1850, Jacques Friederich, cultivateur à Dudelange, déclare 250 Francs de bénéfice annuel de son exploitation agricole. Pour ses 17,4 hectares de foncier et une maison, sa contribution foncière s’élève à 22,7 Francs, représentant près de dix pour cent de ses revenus annuels. Henri Gaertner, maréchal-ferrant, déclare 150 Francs de bénéfices, payant 9,3 Francs l’Ifon pour 5,7 hectares et une maison, soit presque six pour cent de ses bénéfices. L’Ifon était donc conséquent et sa réforme a été largement discutée dans la presse de l’époque (2,7 pour cent de tous les articles publiés en 1849). Le 15 avril 1849, on peut lire dans Der Volksfreund un appel à utiliser la valeur des propriétés comme base de calcul de l’Ifon.

Si les réformes de la contribution foncière exigées n’ont finalement pas abouti, c’est surtout parce que cet impôt était une source de revenu majeure pour l’État : environ seize pour cent des recettes en 1850. Tout changement aurait entraîné des coûts et une baisse des contributions pour l’État.

Au tournant du siècle, la situation change radicalement. L’industrialisation du bassin minier luxembourgeois et la croissance économique du pays entraînent une augmentation des salaires, des bénéfices et de la valeur des propriétés foncières et immobilières, mais les revenus utilisés pour calculer l’impôt foncier ne sont pas adaptés. Certaines personnes exigent le dégrèvement de l’Ifon pour soulager l’agriculture du pays, comme en 1894 le rédacteur de L’Indépendance Luxembourgeoise, Étienne Hamélius, fils d’un propriétaire important dans la région de Hosingen. Cependant, vers la fin du 19e siècle, l’Ifon est déjà en grande partie perçu dans les villes les plus urbanisées, le bâti étant plus imposé que le non-bâti. En 1905, les cantons de Luxembourg et d’Esch-sur-Alzette (qui ne représentent que 18,8 pour cent de la superficie du territoire national) contribuent 45,5 pour cent de l’impôt foncier national et regroupent 45,7 pour cent de la population sur leur territoire.

Au fil des années, cette situation s’accentue et l’Ifon devient de moins en moins important. Jean Theis-Genn, cultivateur à Dudelange, a un revenu net annuel de 34 280 Francs en 1922, et en 1918, dernière année de prélèvement de la contribution foncière, il paie 85 Francs l’Ifon pour 42 hectares de foncier et une maison (0,25 pour cent de son revenu). Le comte Jean de Berthier, administrateur et actionnaire de l’Arbed, a un revenu net annuel de 149 091 Francs en 1922. Pour 202 hectares de foncier et une maison, il paie 371 Francs l’Ifon en 1918 (0,25 pour cent de son revenu). L’impôt foncier est devenu tellement dérisoire qu’en 1918, une parcelle à bâtir de quatre ares à Dudelange est imposée à hauteur de 19 centimes.

Dans une lettre ouverte publiée en juillet 1919 dans le Escher Tageblatt, un lecteur remet en question l’abandon de l’impôt foncier tout en soulignant à quel point son niveau de prélèvement était minime. En effet, l’Ifon d’un cultivateur ne dépasse souvent pas les impôts directs prélevés sur le salaire d’un simple ouvrier, créant ainsi des tensions au sein de la population. En 1905 à Dudelange, le top 10 pour cent des familles ayant les plus grandes propriétés foncières détenaient 70,6 pour cent du foncier de la ville. Face à cette concentration foncière et à la contribution foncière dérisoire de ces propriétaires, de nombreuses personnes exigent une réforme de l’Ifon. Cependant, la presse reste assez silencieuse à ce sujet : seuls 0,07 pour cent des articles publiés dans les années 1920 et 1930 évoquent l’impôt foncier. Ceci contraste avec la situation des années 1850, quand la presse avait fait de la baisse de l’Ifon son sujet de prédilection.

Il faudra attendre l’annexion par les nazis pour que l’impôt foncier devienne de nouveau un sujet d’actualité. Bien que l’impôt soit maintenant lié à la valeur capitale des propriétés et non plus au revenu locatif que celles-ci génèrent, cette nouvelle base de calcul n’a pas d’impact significatif sur le niveau de prélèvement de l’impôt. En 1947, un ouvrier de l’industrie au Luxembourg gagne en moyenne 46 706 Francs par an. À Dudelange, l’impôt foncier annuel prélevé pour une maison unifamiliale se situe entre 100 et 500 Francs pour cette même année (soit au maximum un impôt foncier équivalent à un pour cent du revenu). À titre de comparaison, la taxe sur les chiens s’élève à cent Francs par chien et par an ; un foyer avec deux chiens peut ainsi payer plus pour le droit de détenir un animal qu’en impôt foncier.

La situation n’a guère changé depuis. En 2022, l’impôt a représenté 1,7 pour cent des recettes de la Ville de Luxembourg, tandis qu’à Dudelange, cette contribution était de seulement 0,9 pour cent. De plus, à Dudelange, l’impôt foncier est presque entièrement issu des zones aménageables (99,17 pour cent). Face aux difficultés d’accès au logement que connaît le Luxembourg depuis au moins deux décennies, les appels à une réforme de l’Ifon se sont multipliés. Ainsi, le 23 janvier 2004, il y a presque 19 ans jour pour jour, un article portant sur la situation du logement au Luxembourg, publié dans le Land, évoque la volonté de Jean-Claude Juncker d’introduire un impôt foncier qui obligerait les propriétaires à vendre leurs terrains à bâtir pour atténuer la spéculation immobilière. Finalement cette réforme, comme de nombreuses autres auparavant, n’a pas abouti.

L’impôt foncier : enfin un outil pour réguler le marché du foncier ?

Annoncée en octobre 2022 et prévue pour 2026, la réforme de l’impôt foncier se concrétise peu à peu. L’idée est d’introduire un Ifon capable d’évoluer dans le temps, une caractéristique novatrice dans l’histoire de l’Ifon au Luxembourg. Valeur de la propriété, niveau général des prix de l’immobilier, mode d’affectation du terrain dans le Plan d’aménagement général, potentiel constructible, situation géographique : tels ne sont que quelques critères qui seront utilisés pour calculer le taux d’Ifon dans un futur proche. Parallèlement à la reforme de Ifon, deux nouveaux impôts doivent voir le jour : l’impôt de mobilisation (Imob) et l’impôt sur la non-occupation de logements (Inol).

Cette réforme foncière est devenue urgente dans un contexte de crise de logement et de concentration foncière accrue. La Note 29 de l’Observatoire de l’Habitat indique en effet que le top 10 pour cent des personnes physiques aux plus grandes réserves foncières au Luxembourg détiennent 54,8 pour cent des terrains constructibles en zone d’habitation et mixte. En raison de l’insuffisance de l’Ifon actuel, de l’absence d’imposition sur les successions en ligne directe et de la prise de valeur record du foncier ces dernières décennies, il est peu probable que les propriétaires fonciers mettent volontairement leurs terrains disponibles sur le marché.

Si jusqu’ici l’impôt foncier n’a été vu que comme une source de revenus pour les pouvoir publics, cette réforme transforme l’Ifon (en association avec l’Imob) en un outil de régulation du marché du foncier et d’atténuation de la spéculation foncière. À long terme, cet Ifon, ensemble avec l’Imob, incitera les propriétaires à mobiliser leurs terrains pour la création de logements. Les importantes possessions foncières ne pourront plus être détenues de manière quasi gratuite, ce qui freinera la spéculation foncière et les inégalités de richesse au Luxembourg. Pour la première fois depuis la fin du 19e siècle, un mécanisme verra le jour pour gripper les stratégies privées d’accumulation de foncier.

Tiago Ferreira Flores
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