Musique classique

Dialogue des générations

d'Lëtzebuerger Land vom 07.05.2021

Anthologie contrastée, patchwork généreux, scintillante rivière de diamants musicaux, panorama éclectique balayant quatre siècles de musique de chambre : les qualificatifs ne manquent pas pour caractériser le programme du concert de lundi dernier. D’un concerto chef-d’œuvre de Bach à des pièces chambristes rares de Chostakovitch, en passant par une sonate du jeune Beethoven, une page magistrale de Saint-Saëns et des airs de Sarasate, et avec comme seuls éléments fédérateurs les instruments et l’unité d’inspiration, et, comme unique souci, celui de ne pas ennuyer, une nouvelle génération de musiciens a eu l’occasion de s’affirmer dans l’écrin inspirant de la salle de musique de chambre du complexe musical de la Place de l’Europe.

Heureuse rencontre, en effet, tantôt à deux, tantôt à trois, où les violonistes albanais Sahatçi père et fils et la pianiste ukrainienne Kateryna Tereshchenko ont abandonné leur ego aux vestiaires pour laisser leur talent se féconder mutuellement. Pas de mise en bouche, mais une entrée in medias res, avec une des plus belles pages instrumentales du Cantor de Leipzig, le Concerto pour deux violons BWV 1043. Dans ce dialogue de violon à violon, le tandem familial joue pleinement son rôle, n’hésitant pas, quand la partition l’exige, à « hausser le ton », tout en sachant par ailleurs tisser une polyphonie douce et d’une belle élévation spirituelle, comme lorsque les deux solistes, (con)fraternellement épaulés par le piano, chantent l’ineffable mélodie du sublime largo médian. Ce Bach huilé et aéré est déroulé de façon à susciter bien davantage qu’un intérêt poli. Une réalisation sympathique, qui, outre qu’elle conjugue avec bonheur des sensibilités à fleur de peau, révèle le bagage violonistique et le talent plus que prometteur d’un jeunot dans la fleur de l’âge, tant est fertile l’imagination d’Alexander Sahatçi, tant son coup d’archet est porteur de vie, tant, aussi, est attentif le partenariat qu’il entretient avec son papa Klaidi.

Dans la Sonate pour violon et piano n° 1 op. 12 n° 1 de Beethoven qui suit, c’est au tour de Kateryna Tereshchenko de donner, aux côtés de Sahatçi père, la mesure de son talent. De facture purement mozartienne, cette page est encore proche des bonnes manières de la musique galante du XVIIIe siècle. Et dire que sa première fut jugée avec une excessive sévérité (« amas de choses savantes sans méthode, pas de naturel, pas de charme », et j’en passe). Beau tissu d’inepties. S’entendant comme larrons en foire, ni violon diva, ni piano acolyte effacé, les deux protagonistes parviennent, d’emblée, à instaurer un jeu démocratique d’égal à égal, où couleurs, mélodies et harmonies fusionnent, loin des pugilats romantiques qu’annoncent les célèbres Printemps et Kreutzer.

Les Airs Tziganes op. 20 n° 1 de Sarasate convainquent par leurs sonorités généreuses et profondes, drues et nerveuses, suaves et sensuelles, doublées d’un somptueux legato. Sahatçi junior (lequel se fendra, en guise de bis, d’une transcription – pour piano, s’il vous plaît – du Caprice viennois de Fritz Kreisler, montrant à cette occasion qu’il maîtrise aussi bien l’instrument à clavier que celui à cordes), les joue simple, droit, sans fioritures, sans démonstration superfétatoire de virtuosité. Fort, à 15 ans, d’une aisance qui force le respect, il donne l’illusion d’une improvisation jaillissante, naturelle, qui semble couler de source.

Dans Introduction et Rondo Capriccioso, Sahatçi senior démontre que la musique de Saint-Saëns, souvent vilipendée ou taxée de compassée, inspire tout sauf l’ennui, et qu’elle convient à merveille au son rond et plein de son Stradivarius Wieniawski de 1719. Enfin, histoire de boucler la boucle par une rareté, c’est par les Cinq pièces pour deux violons et piano de Chostakovitch que s’achève la soirée. Pièces que le trio empoigne avec des qualités qui ne sont plus à vanter : vitalité, tonicité, vélocité, auxquelles s’ajoutent un sens aigu de la couleur et surtout un sacré tempérament, un peu sauvage parfois, mais ô combien vivant.

Quel bol d’air de la part de musiciens qui décidément, ne manquent pas d’air(s), tant ils en veulent. Quelle conviction ! Quelle pêche ! Quel enthousiasme que n’a pas encore flétri la patine des ans ! Autant de gages qui devraient suffire largement à les faire entrer sous peu de plain-pied dans la cour des grands. Comme disait si bien Bernanos, « c’est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale ». Quand la jeunesse prend froid, le reste du monde claque des dents !

José Voss
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