Mécaniques tripartites

Xavier Bettel à Senningerberg, ce mardi
Foto: Jessica Theis
d'Lëtzebuerger Land vom 25.03.2022

Le Fantôme de la Tripartite

Dan Kersch s’est imposé comme le nouveau
31e homme de la majorité, celui qui fait et défait les deals, celui qui trace les lignes rouges et fixe les conditions. Ceux qui pensaient qu’après son départ du gouvernement, l’ancien Vice-Premier ministre comptait s’endormir confortablement sur les bancs parlementaires l’avaient sous-estimé. Cette semaine, Kersch s’est propulsé au centre du jeu politique. En menaçant de voter contre la majorité en cas de non-accord avec les syndicats, il planait comme un fantôme au-dessus de la Tripartite. Les ministres socialistes se retrouvaient, eux, dans la situation humiliante de devoir quémander l’accord de leur ancien chef, auquel Georges Engel et Paulette Lenert doivent leur carrière ministérielle. (Le ministre du Travail, Georges Engel, n’avait initialement pas figuré sur la liste des participants diffusée par le Service information et presse, il fut intégré à la dernière minute dans la délégation gouvernementale.)

Opérateur politique irréductible, Kersch n’aura pas eu de mal à s’imposer comme power broker au sein d’une fraction parlementaire quasi exclusivement composée de poids plumes politiques. Entre un Franz Fayot sous la pression des entreprises et une Paulette Lenert très distante du milieu syndical, il est apparu cette semaine comme dernière bouée de sauvetage politique de l’OGBL. La question des relations entre le parti et son syndicat (respectivement le syndicat et son parti) divise la gauche depuis 1921. La Tripartite de 2022 marque un retour aux sources pour Kersch. Aux congrès socialistes de 2010 et 2011, alors que la Tripartite venait d’imploser, il s’était profilé comme chef de file des « Lénks-Sozialisten », et semblait même brièvement menacer la stabilité gouvernementale. (Un siège au Conseil d’État, que l’intéressé accepta en 2011, avait suffi à calmer ses ardeurs.) Cette semaine, l’épreuve de force entre
Kersch et Fayot a pu être évitée de justesse par un OGBL qui s’est montré plus accommodant que prévu.

Tricéphale

La vraie tripartite s’est jouée entre les trois partis du gouvernement, en amont des réunions marathons au Senningerberg ce mardi et mercredi. Le DP s’inquiétait surtout pour le diesel professionnel et les recettes du tourisme à la pompe. Le LSAP s’angoissait à l’idée d’une modulation de l’index, électoralement très périlleuse. Les Verts craignaient une réduction des accises sur les carburants et suivaient fébrilement le positionnement de leurs camarades allemands sur la « Spritbremse », pressentant qu’un fléchissement des Grüne outre-Moselle minerait leur position de négociation.

Ces sept dernières années, le Premier ministre, Xavier Bettel (DP), ne cachait pas son peu d’estime porté à l’institution tripartite, qu’il considérait comme une relique junckérienne. Pour faire plaisir aux fonctionnaires syndicaux, il avait convoqué à la va-vite quelques tripartites light, des joutes de PowerPoint sans enjeux ni effets. En décembre dernier, il humilia les syndicats, venus égrener leurs revendications, en les interrompant par des petites phrases : « Vous savez ce que ça va coûter ?! ». Que Bettel ait cette fois-ci réussi à faire aboutir la lourde machinerie tripartite a donc étonné. Les participants évoquent des réunions méticuleusement préparées et élégamment chorégraphiées par le trio Bettel-Bausch-Fayot. Ces deux longues journées, rythmées par des pauses sandwich et des réunions syndicales en aparté, auront redonné un peu d’élan à une équipe gouvernementale qui semblait au bout du rouleau.

En fin de compte, il y a donc eu un compromis à la luxembourgeoise. Si les syndicats acceptent l’offre, le gouvernement aura réussi à s’acheter deux ans de paix sociale pour quelque 500 millions d’euros. Le DP et sa nouvelle ministre des Finances ont renoncé à des centaines de millions d’euros qui auraient pu servir à faire des beaux cadeaux électoraux en 2023. Déi Gréng ont gobé une subvention des énergies fossiles. Quant au LSAP, il franchit la « ligne rouge » de l’index, mais en se faisant escorter par l’OGBL.

Flip Flop

La dramaturgie syndicale a viré à la farce. Le week-end dernier, Romain Wolff, chef de la puissante CGFP, répétait son message sur tous les canaux : « Une modulation, une manipulation ou une abolition de l’index, c’est hors de question pour nous ! D’Bëtschel ass fett, loosst d’Fangere vum Index ! » Le président du syndicat des cheminots fit une « annonce claire » dans l’édition du Signal de ce mardi : « Touche pas à l’index, sinon les trains et les bus vont s’arrêter. » Mercredi matin encore, alors que les négociations entraient en seconde mi-temps, les présidents de l’OGBL et du LCGB couraient les matinales de 100,7 et de RTL-Radio, y déclarant solennellement qu’un changement du système de l’index ne trouvera pas leur accord. Mais le milieu politique devait se douter du bluff.

Mercredi dans l’après-midi, la baudruche syndicale s’est dégonflée : L’index sera bien manipulé, et les syndicats s’affichaient prêts à l’accepter. Alors que la tranche indiciaire prévue pour avril sera maintenue (son annulation n’avait d’ailleurs jamais fait l’objet de débats) ; celle d’août sera « repoussée » à avril 2023, mais « surcompensée » pour les petits et moyens revenus, via des crédits d’impôt. Xavier Bettel promettait que, grâce à ce système, certains ménages « komme besser ewech, wéi dat normalerweis de Fall wier ». Pour 2023, ce sera le même scénario : une tranche indiciaire maximum. Face à la presse, Nora Back et Romain Dury expliquèrent ce mercredi avoir « défendu » et « garanti » le mécanisme de l’index. De nouveau, c’est l’État qui règle la facture. Après avoir payé les salaires du secteur privé durant le Grand Confinement, le gouvernement vient de nationaliser l’index, du moins pour une partie de la population. (Sans préciser pour l’instant jusqu’à quels salaires ces compensations s’appliqueront.)

L’idée d’un index sélectif (« gedeckelten Index », dans sa version CSV) est aussi vieille que la Tripartite. Son dernier avatar se base sur des études du Statec, qui, depuis une quinzaine d’années au moins, pointe « les écarts d’inflation » entre les classes sociales. Dès 2008, l’institut statistique notait ainsi que les ménages pauvres « subissent une inflation plus élevée », c’est-à-dire qu’ils ressentent plus la pression des prix que les ménages riches, en particulier pour les « dépenses contraintes » comme l’alimentation, le logement et les produits énergétiques.

Il ne s’agit pas d’un accord définitif, mais Xavier Bettel a bien souligné que le « package » sera à prendre ou à laisser. Les détails seront encore peaufinés, les organes des syndicats consultés. Les délégués de l’OGBL avaient eu le mandat de défendre l’index. Ils devront expliquer mardi au Comité national en quoi les pistes dévoilées ce mercredi y sont conformes.

Ce n’est pas la première fois que les syndicats consentent à une manipulation de l’index. En 2006, Jean-Claude Reding y avait donné son aval, tout comme à la désindexation des allocations familiales (qui n’ont été réindexées qu’en janvier 2022). C’est qu’à ses yeux, la contrepartie gouvernementale fut immense : L’introduction du statut unique, qui allait durablement consolider l’assise de l’OGBL. Le deal de 2022 ressemble beaucoup à celui de 2010. Après avoir fait capoter les négociations en inventant la « tripartite ouverte », les syndicats avaient fini par accepter un délai minimal de douze mois entre deux tranches indiciaires. En 2013, le président de l’OGBL se sentit dupé et appela à « ne pas voter CSV », qui serait le parti des manipulateurs de l’index. En 2022, les syndicats sortent affaiblis de deux ans de pandémie, période durant laquelle ils se retrouvaient totalement marginalisés dans les processus décisionnels. (Qui se souvient encore de « l’ultimatum » lancé par la CGFP au gouvernement pour retirer le Covid-Check sur le lieu de travail ?) L’OGBL, le LCGB et la CGFP avaient donc un besoin pressant de se faire voir à la table des grands, comme partenaire « constructif ».

Don’t Look Up

Sur le front fossile, les syndicats auront eu partiellement gain de cause : Le gouvernement a promis d’introduire une ristourne de 7,5 centimes par litre d’essence, de diesel et de mazout, et ceci jusqu’au 31 juillet. D’un point de vue climatique, le symbole est désastreux : L’État subventionne directement les émissions de CO2. En amont de la Tripartite, la ministre des Finances, Yuriko Backes (DP), fit concocter des graphiques par ses fonctionnaires, détaillant la fonte du différentiel de prix du diesel professionnel par rapport aux pays voisins. Rue de la Congrégation, la perspective d’un sevrage des recettes du tourisme à la pompe provoque toujours des sueurs froides. Alors que la France et la Belgique venaient d’introduire une « remise à la pompe » et que l’Allemagne évoquait un « Tankrabatt », la discussion au sein de la coalition était vite tranchée.

Même si le montant de la ristourne est plus bas qu’en France (15 centimes) et en Allemagne (où on évoquait ce jeudi 30 centimes sur l’essence et 14 sur le diesel), ce fut une couleuvre à avaler pour les Verts, dont l’idéologue en chef, François Bausch, semblait quelque peu embarrassé lors de la conférence de presse ce mercredi : « On pourrait dire que c’est en contradiction avec d’autres priorités que nous nous sommes fixées, par exemple la crise climatique. Mais il faut pouvoir prendre du recul pendant quelques mois par rapport à cette crise. » Heureusement pour les Verts que le sujet reste très peu politisé au Grand-Duché. En amont de la Tripartite, on n’aura ainsi pas entendu un mot de la part du Mouvement Écologique.

Les syndicats luxembourgeois restent empêtrés dans le paradigme fossile. Samedi dernier, Romain Wolff adoptait un ton mi-indigné, mi-ironique lorsqu’il s’adressait au congrès du syndicat des postiers : « Au lieu de faire des propositions constructives pour lutter contre la hausse des prix, on nous a expliqué qu’il existait une solution… tech-no-lo-gique. À savoir le vélo… Mais c’est génial ! » Des rires fusaient dans la salle. Wolff prit un air grave : « On s’attendait à plus ». Puis de préciser sa liste des vœux : baisses radicales des accises et de la TVA sur les carburants, augmentation de la Pendlerpauschale, moratoire sur la taxe carbone…

Un cabinet d’horreurs climatiques qui formera l’ossature des revendications syndicales lors de la Tripartite de ce mardi et mercredi. Le contraste entre les syndicalistes luxembourgeois et leurs camarades allemands est frappant. Le chef du DGB critiquait ainsi le « Tankrabatt » comme « une chose merveilleuse pour l’industrie pétrolière et les conducteurs de quatre-quatre qui pourraient aussi bien payer trois euros pour l’essence ».

« C’est inadmissible qu’on veuille profiter de la situation pour dire : Maintenant il faut qu’ils [ceux qui n’ont pas les moyens] montent dans les trains », s’indignait Patrick Dury ce mardi sur la matinale de RTL-Radio. À la question comment accélérer la transition énergétique, le président du LCGB parlait vaguement d’efficience pour laquelle il faudrait « le temps nécessaire ». Le LCGB n’a manifestement pas pris la mesure de l’urgence climatique. De toute manière, précisait Dury, ce ne serait pas aux syndicats, mais au gouvernement d’élaborer « un concept » climatique.

En 2019, Nora Back avait marché en tête de la manifestation « United for Climate Justice ». Trois ans plus tard, elle appelle l’État à subventionner massivement la consommation des produits d’énergie fossile, y compris pour les « normal Stierflech », c’est-à-dire la classe moyenne, dont « le pouvoir d’achat » serait « grignoté » par la hausse des prix. Le discours climatique de l’OGBL reste nébuleux. Dès octobre, l’OGBL demandait ainsi « la suspension de l’augmentation prévue de la taxe CO2 » et son « report » … « à plus tard ». Nora Back ne fait pas la différence entre « bonnes » hausses des prix, celles qui sont fiscalement dirigées et socialement compensées, et les « mauvaises » hausses, celles qui sont subies par les populations, celles aussi qui renflouent les caisses des régimes autocratiques. Cette confusion permet aux organisations patronales de présenter les syndicats comme dépassés et rétrogrades. Le mouvement syndical luxembourgeois risque aujourd’hui de durablement se couper de la jeune génération marquée par Fridays for Future.

Bernard Thomas
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