Blackbird

Du maudit besoin d’être aimé

d'Lëtzebuerger Land du 07.02.2014

La découpe stricte du manteau d’Una fait d’elle une jeune femme forte et courageuse, proche de la trentaine, qui décide enfin de confronter Ray, l’iceberg d’un trauma d’enfance somnolant en elle depuis l’âge de ses douze ans. Ray est un quinquagénaire respectable à la chemise blanche et au pantalon noir, le portable accroché à la ceinture. Un peu poussiéreux, un peu banal, le genre de mec qui est dans une pièce sans que personne ne se rende vraiment compte qu’il est là. Une cravate serrée trop étroitement autour de son cou lui enlève la faculté de respirer librement. Ray ne s’appelle plus Ray mais Peter maintenant, parce que Ray peut apparemment ne pas y penser, faire table rase et recommencer à zéro. Trois ans en prison et quelques livres sur le sujet en question plus tard, des bouquins qui lui ont permis de se dissocier de la typologie classique des délinquants décrits, et sa conscience semble de nouveau intacte, blanchie. Ray est manager aujourd’hui, il ferme l’entreprise à clé une fois que les derniers ouvriers soient partis, avant de rejoindre sa compagne.

Quant à la couleur rose du manteau d’Una, elle révèle l’intériorité de la gamine de douze ans qui résonne en cette femme et qui trahit sa vraie motivation pour revoir Ray. Pour lui en parler, Una veut que Ray ferme la porte de la salle de repos de l’entreprise dans laquelle ils se retrouvent. Ce qu’ils vont se dire est trop dangereux pour être révélé en public. Una n’est pas venue pour lui reprocher de l’avoir manipulée et malmenée, d’avoir disposé de son corps comme il l’entendait alors qu’elle n’avait que douze ans et lui en avait trente-huit. Non, Una veut plutôt savoir pourquoi il ne lui a pas ramené du chocolat quand il l’a quittée, après l’avoir pénétrée à deux reprises le même jour dans la chambre d’une pension. Elle veut comprendre comment il a pu la jeter comme une de ces nombreuses bouteilles en plastique qui jonchent le sol de la salle de repos, purgatoire menant ni au ciel ni en enfer. Au fond, et elle accouche de cette vérité tordue qui donne envie de vomir de tristesse tellement l’amour peut être sordide et répugnant, cette bonne femme forte et courageuse, cette gamine naïve et blessée, veut savoir si Ray peut l’aimer de nouveau, aujourd’hui.

Mélanger un kilo de syndrome de Stockholm avec 500 grammes de pédophilie, le tout assaisonné avec 100 grammes d’humour noir pour faire passer la pilule, et voilà une belle histoire d’amour non conventionnelle qui peut déclencher un état dur d’atteindre de nos jours auprès du public, porno avec gosses de douze ans diffusé démocratiquement sur le net oblige : le choc. C’est également le premier mot de la pièce. « Choc. Oui, quoi d’autre… »

Blackbird de David Harrower traite un abus sexuel sur mineur sous forme d’une discussion entre un homme et une femme sur la rupture d’une histoire d’amour commune. Il prend le contrepied du choc et explore le « quoi d’autre », en donnant un visage humain à un crime. Il ose parler d’amour sincère de la part de la fille pour cet homme qui l’a manipulée, et il va jusqu’au point de dire que cet homme a vraiment aimé cette fille. Que cette intimité qu’ils avaient était de l’amour véritable, et, par-dessus tout, selon leurs propres dires, de l’amour pur sous une forme que ces deux êtres n’ont plus rencontré depuis.

Comme dans chaque histoire d’amour passée qu’on revisite après coup, la valeur accordée à la première rencontre est sacrée, tout comme on éprouve un certain plaisir de se rappeler les détails sulfureux du franchissement des interdits des premières escapades communes. Puis l’analyse individuelle des détails qui ont mené à la rupture. Et l’entrevue de la possibilité que tout cela aurait pu marcher, que c’était juste une histoire qui a mal tourné, qu’aucun des deux ne voulait vraiment se séparer de l’autre.

On est touché, presque heureux quand Steve Karier et Catherine Janke se prennent dans les bras, heureux pour eux, qu’ils se soient de nouveaux retrouvés et réconciliés. Sauf que, quelques minutes avant, on a entendu en passant, que Ray installait à l’époque la couverture dans les buissons du parc, pour qu’Una puisse s’allonger dessus. Et qu’Una pensait que c’était une preuve d’amour de sa part pour qu’elle se sente à l’aise. Alors que Ray pensait aux tâches que le gazon aurait pu laisser sur la blouse de la gamine, ce qui aurait trahi son petit jeu émoustillant auquel il se livrait.

Quand Steve Karier est à genoux, par terre, en dessous de la table qui se transforme tout d’un coup en buisson dans notre esprit, on y croit vraiment. Quelques instants avant, on salue avec lui l’homme qui passe au parc et qui s’arrête pour l’interroger d’où vient ce cri de gamine appelant Ray par son nom. Mais on veut se dissocier de Ray quand ce dernier rejoint l’homme dans son rire, parce que cet homme rit de l’absurdité de la situation, ne savant pas détecter d’où vient le cri d’enfant, alors que le rire de Ray est complètement fou vu qu’il le réconforte dans son petit stratagème pervers d’aller retrouver la fille dans les buissons la première fois. Oui, c’est un peu fou d’ouvrir la braguette du pantalon d’une gamine de douze ans dans les buissons d’un parc. Mais on aurait presque cru à l’histoire d’amour, si la fille de la nouvelle compagne ne faisait pas une apparition à la fin de la pièce. Elle est jeune, belle et mineure. Una, trop vieille pour Ray désormais, semble se réveiller.

La mise en scène de Marion Rothhaar réunit Steve Karier et Catherine Janke dans un jeu de pingpong où règnent le forte et le piano. Bien que le sujet et le traitement de la pièce nous plongent dans les ténèbres d’un sentiment amoureux improbable, le jeu oscillant toutes les cinq minutes entre cris et chuchotements, forme un programme contrasté un poil forcé qui manque de retenue. Le dessert nous est donné d’entrée dans les quinze premières minutes de la pièce, et il réside dans leur incapacité d’entamer une discussion commune. Ils n’arrivent pas à se parler, à faire des phrases, voire à les finir, tellement ils sont inquiets de blesser l’autre par les mots qui vont sortir de leur bouche, tellement ils sont calculateurs et angoissés de révéler par la discussion une part d’ombre d’eux-mêmes qu’ils ne connaissaient pas encore.

Blackbird de David Harrower ; mise en scène : Marion Rothhaar, assistée de Julia Poncelet ; décor : Anouk Schiltz ; costumes : Anatoli Papadopoulou ; maquillage : Joël Seiller ; avec Steve Karier, Catherine Janke et Esther Gaspart Michels ; une coproduction entre les Théâtres de la Ville et le Kasemattentheater ; dernière représentation : le 12 février à 20 heures au Théâtre des Capucins ; www.theatres.lu.
Thierry Besseling
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