Audience en correctionnelle d’une avocate au barreau pour solder les comptes entre l’oligarque Alexander Lebedev et l’ancien espion Francisco Paesa, ainsi qu’avec le passé sulfureux du Srel 

Les cadavres ressurgissent au tribunal

La lecture des jugements mercredi
Foto: Jessica Theis
d'Lëtzebuerger Land vom 14.05.2021

Prévenue et entendue devant la seizième chambre correctionnelle le 29 avril dernier dans une affaire de faux et d’usage de faux, une avocate d’origine hispanique vit un bien mauvais film parce qu’elle est, regrette-t-elle aujourd’hui, la nièce du sulfureux espion espagnol, Francisco Paesa. Cet ancien agent des renseignements ibériques et homme d’affaires avait contracté un prêt de vingt millions de dollars auprès du milliardaire russe Alexandre Lebedev. C’était en 2002. Dans un entretien au quotidien espagnol El Pais, Alexandre Lebedev explique avoir été berné par cet homme qui s’était présenté comme Francisco Sanchez, un expert financier avec un passeport argentin, pour monter une banque au Bahrein, « un centre financier offshore prometteur » dans les Émirats. L’argent avait été placé auprès de la Banque de Luxembourg puis rapidement envoyé à la Bahreini Saudi Bank, selon un tableau discuté à l’audience et consulté par le Land. L’avocate explique aujourd’hui que son oncle, dont elle reste proche, vivait alors sur cette île du Golfe persique. Il avait fui la péninsule ibérique en 1996 et s’était fait passer pour mort en juillet 1998, annonce à l’appui dans la presse espagnole. « Tu familia y tus amigos no te olvidan », était-il écrit à côté de l’information selon laquelle les obsèques s’étaient tenues dans la plus stricte intimité. Mais le 15 novembre 2004, El Mundo titrait « El muerto esta vivo ». L’enquête sur la résurrection de l’espion paraissait dans le quotidien espagnol de référence avec une prétendue réapparition du fugitif au Luxembourg. Les journalistes espagnols levaient un domicile boulevard de la Pétrusse, celui de l’avocate.

L’avocate fiscaliste est aujourd’hui poursuivie pour avoir « commis un faux intellectuel en écritures de commerce ou en écriture privées ». Dans ce courrier daté du 7 mars 2003 destiné à la National Bank of Bahrain, l’avocate confirmait que les fonds déposés sur les comptes en question appartenaient à son client qu’elle présentait par le nom Francisco Sanchez « alors qu’il s’appelle en réalité Francisco Paesa Sanchez », relève l’acte d’accusation. Selon le ministère public et la partie civile, le document a permis quelques mois plus tard l’envol des fonds vers une multitude de banques, de Bahrein au Luxembourg (Dexia BIL et Banque de Luxembourg à nouveau) en passant par Singapour, recourant à une multitude de sociétés offshore (dont certaines seront plus tard identifiées dans les Panama Papers), une technique bien rodée pour dissimuler le bénéficiaire effectif.

À la barre, l’avocate d’origine espagnole rejette les accusations. « Jamais de ma vie je n’ai fait un faux document. Je me suis fiée aux courriers de la Banque de Luxembourg selon lesquels mon oncle était le bénéficiaire économique des sociétés », clame-t-elle. Puis elle évoque, « les menaces » dont elle a fait l’objet et « les souffrances » endurées parce qu’elle est la nièce d’un personnage sulfureux, sujet « d’un livre et d’un film ». Le long-métrage El hombre de las mil caras réalisé en 2016 sur la base d’une enquête journalistique raconte « l’histoire d’un homme qui a arnaqué tout un pays ». Francisco Paesa y est présenté comme l’agent qui a permis, en 1986, des arrestations déterminantes d’indépendantistes basques de l’ETA, mais surtout comme celui qui, au milieu des années 1990, a subtilisé les 1,5 milliard de pesetas (environ dix millions d’euros) détournés par l’ancien directeur de la Guardia Civil, Luis Roldan, et qui s’est fait payer un million d’euros par l’Espagne pour organiser l’arrestation de l’ancien chef des gendarmes espagnols. Dans le film, la nièce de « Paco » campe le rôle de la mule chargée de déplacer l’argent à Singapour… une invention selon l’intéressée, rencontrée cette semaine en son appartement avec vue sur la vallée de la Pétrusse. L’avocate n’en a pas moins été victime de scénarios foireux ficelés par le Srel dans les années 2000 et qui la conduisent en 2021 devant la justice. 

En août 2007, l’avocate accompagne sa mère à un congrès en Afrique du Sud. À leur hôtel à Durban, deux Luxembourgeois les abordent. Des relations personnelles se tissent ensuite. L’avocate découvrira quelques semaines plus tard que les deux hommes, Roger Mandé et André Kemmer, sont des émissaires du Srel. Ils ont été activés par le chef des opérations Frank Schneider. L’homme fort du service de renseignement s’est érigé en arbitre du litige entre Francesco Paesa et Alexandre Lebedev… au bénéfice du Russe. Dans un restaurant de la rue Louvigny, Frank Schneider offre à l’avocate un bracelet en or portant les armes du Grand-Duché, pour tenter de la rallier, ainsi qu’une note détaillant l’Iban de l’avocat suisse du milliardaire (D’Land, 8.3.2013), pour virer dix millions de dollars (Lebedev avait récupéré les dix autres millions en septembre 2004 à la faveur d’un accord transactionnel, apprendra-t-on au tribunal en 2021). L’avocate conseille aux autoproclamés représentants des intérêts du Russe de saisir les tribunaux. C’est ce que fait Alexandre Lebedev (dont le lien direct avec le Srel n’est pas établi). Il porte plainte au Bahrein. Il n’y parvient pas à gagner son litige avec Francesco Paeso, mais l’écrit de la nièce avocate au Grand-Duché lui permet de se raccrocher à une autre juridiction et d’exercer de ce fait une pression familiale sur son débiteur. Alexandre Lebedev porte plainte au Grand-Duché au nom de la société qui a émis le prêt, Mozart Holding. Au procès fin avril, la partie civile, Mozart Holding, représentée par Philippe Stroesser, réclame le restant dû : dix millions d’euros. Le représentant de la partie défenderesse, Francois Prüm réplique, pièce à l’appui, que la société libérienne a été dissoute en 2018 : « Elle n’a donc plus qualité à agir », assène l’ancien bâtonnier. François Prüm plaide en outre le dépassement du délai raisonnable. Sa mandante a signé le courrier litigieux voilà 18 ans. Le substitut du procureur entend l’argument et ne demande pas de peine d’emprisonnement. Il requiert une amende. Le tribunal se prononcera le 3 juin pour solder, peut-être définitivement, les comptes entre l’oligarque russe et l’espion espagnol, ainsi que le passé sulfureux du Srel, dont les responsables ont été acquittés l’an passé pour l’affaire des écoutes illégales… dont l’avocate en question a aussi été victime.

Pierre Sorlut
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