Documenta 14, Kassel

L’art en zone de turbulence

Marta Minujín, Parthenon der Bücher
Foto: Lucien Kayser
d'Lëtzebuerger Land vom 16.06.2017

N’en déplaise à sa figure tutélaire, l’immense Hercule veillant du haut de la Wilhelmshöhe, la ville de Kassel, en tant que telle, impossible bien sûr à elle de rivaliser avec la Sérénissime. Trop de destructions, en octobre 1943, quand l’armée de l’air britannique attaque la ville et son industrie de guerre ; trop longtemps, on était trop près de la séparation de l’Europe en deux. Tous les cinq ans, d’une Documenta à l’autre, des changements sont visibles, souvent radicaux, et la manifestation elle-même, d’un coup de baguette quasi magique, donne une certaine supériorité, et non seulement en nombre de visiteurs, où cette année, on attend ou espère arriver au million.

Premier avantage de Kassel, la Documenta est moins inféodée au marché de l’art, et cette quatorzième édition, du Polonais Adam Szymczyk, l’est moins que jamais (il faudrait remonter à Catherine David). En second, pas de prix, pas de distinction à Kassel, pas de course aux consécrations (nationales) : Hier gilt’s der Kunst, avait-on affiché jadis à Bayreuth, c’était pour exorciser l’esprit, le mauvais esprit politique. Il n’y a pas le même dessein à Kassel, la res publica y joue à plein, omniprésente. Pas étonnant dans le monde où nous vivons, zone de forte turbulence.

Et Adam Szymczyk avait choisi de dédoubler la Documenta, première étape, depuis avril jusqu’au 16 juillet, à Athènes. Pas de doute, la Grèce est en Europe le pays où la crise se manifeste le plus durement, toutes sortes de crises, financière, économique, sociale, avec en plus l’afflux de dizaine ou centaines de milliers de réfugiés. Avec la route que tels cavaliers ont pu emprunter pour rejoindre Kassel, dans le programme de la Documenta, et qui pour les migrants reste définitivement fermée.

Dès la conférence de presse, le ton était donné par au moins deux curateurs à qui Adam Szymczyk avait laissé la parole. Bonaventure Soh Bejeng Nkidung s’en prenait carrément à la politique néo-libérale, et Paul B. Preciado de faire dans la foulée le procès du machisme. On savait donc à quoi s’en tenir, il restait à aller voir sur place, comment une exposition d’art, a priori, allait faire passer pareil contenu.

1 Pour quiconque a suivi les premiers jours de la Documenta, pas moyen d’échapper au Parthénon des livres, de Marta Minujin : une énorme construction métallique sur la Friedrichsplatz, aux mêmes dimensions que sur l’Acropole, le tout recouvert de livres, pas n’importe lesquels, des livres des fois interdits ou détruits quelque part au monde (le tri, toutefois, n’a guère semblé rigoureux, et il en faut encore). L’artiste avait de la sorte déjà protesté contre la censure dans son Argentine natale, à Kassel, ça a pris un autre sens, c’est au même endroit que les nazis avaient commencé à brûler des livres. C’est imposant, cela remplit tout à fait ce qu’on attend de l’art public, comme le font encore, non loin, les gros tuyaux transformés par Hiwa K en hébergement provisoire, ou devant l’Orangerie, The mill of blood, d’Antonio Vega Macotela, avec son contraste de nos lumières du XVIIIe et de l’exploitation coloniale.

On se serait bien passé du changement au fronton du Fridericianum, même pas une anagramme, pour cette inscription à laquelle on reconnaîtra au mieux de l’ingénuité : BEINGSAFEISSCARRY. À l’intérieur, de la place a été faite, c’est généreux, pour le musée d’art contemporain d’Athènes (EMST) pour sa collection montrée là en première. On revoit avec plaisir Kounellis ou Takis, Mona Hatoum, mais la découverte est du côté d’artistes grecs comme Vlassis Caniaris, mort en 2011, avec une installation toute dans le sujet de la migration, comme Stathis Logothetis, ou encore Ilias Papailiakis, peintre né en Crète en 1970, aux tableaux de petit format dont un portrait de Pasolini.

Elle n’est pas grecque, le contexte sied pourtant : la plasticienne palestinienne est présente avec une tente qui tient de mémorial pour 418 villages. Cependant, Emily Jacir est loin d’être inconnue, en 2007, elle a reçu à la 52e biennale de Venise le Lion d’or de l’artiste de moins de quarante ans.

2 Avec raison, de son point de vue, Adam Szymczyk recommande de faire autrement. De commencer le parcours dans les quartiers nord de Kassel, partie déshéritée, que l’université toutefois est en train de revigorer. Et de descendre dans la vieille gare souterraine, plus en usage depuis 2005, et aux murs, des affiches témoignent toujours du Schillerjahr de cette année-là. Lieu de déréliction, on pardonnera d’évoquer une poésie de désolation, malgré les vidéos, malgré l’ouverture au bout des rails et du tunnel.

Dans le quartier, la Documenta a pris possession d’anciens bâtiments industriels, de riches familles autour de la Deuxième Guerre mondiale. Ce qu’on en fera, rien n’est encore décidé. Peut-être que la Gottschalk-Halle, touchant au campus, deviendra résidence étudiante. En préfiguration, en quelque sorte, il y est inscrit que ce qui se passe dehors importe autant que ce qui est exposé dedans. Dans le même sens, radical, au déplaisir de l’Oberbürgermeister, la Holländische Strasse, sur les dépliants, a été rebaptisée Halit-Strasse, du nom du jeune homme assassiné en avril 2006 dans un café internet par l’extrême-droite.

Crime toujours à élucider, notamment quant au rôle d’un Verfassungsschützer. Dans un coin de la Neue Galerie, vieil entrepôt des postes, mais à l’un des étages se trouve toujours le secours protestant de la jeunesse, un groupe portant le nom de la victime fait part de ses propres recherches ; d’autres injustices sont dénoncées ailleurs, Maret Ane Sara par exemple s’est penchée sur le sort des rennes, de la communauté des Sami à laquelle elle appartient, et Arin Rungjang sur la Thaïlande, mélangeant et confrontant des récits d’époques et de lieux différents.

Ahlam Shibli est Palestinienne, on a vu ses photos au Jeu de Paume il y a quelques années, l’interrogation y porte sur les notions de patrie et de foyer. Elle-même se qualifie de « Palestinian from Israel », a déjà été à Kassel en 2008, et dès 2003 avait reçu le Nathan Gottesdiener Israeli Art Prize.

3 À peine le visiteur a-t-il pris un peu de distance, sans qu’il lui soit permis d’aller trop loin vers cette autre fin de la peinture, plus largement de l’art, qui serait la délectation, s’il est replongé un instant dans l’histoire même de la Documenta, notamment avec le portrait de son fondateur Arnold Bode par Gerhard Richter, le voici repris, dans la Neue Galerie, par les recherches de Maria Eichhorn sur les expropriations, au sein d’un Rose Valland Institute (du nom d’une historienne d’art et résistante française). On se rappelle l’affaire Gurlitt.

L’Histoire est là, avec ses côtés les plus sombres, l’ombre qu’elle jette, et le jugement à porter sur les figures allégoriques de Carl Friedrich Echtermeier, les pays européens et leur culture, nous sommes au XIXe, voire sur Johann Joachim Winckelmann, au XVIIIe, et son Edle Einfalt stille Grösse, prend un sale coup quand le regard se porte en même temps sur un livre tout minuscule, le Code noir, de 1685, police des îles de l’Amérique française, véritable bible de la barbarie étatique. Un siècle plus tard, un autre décret abolira l’esclavage, en février 1794.

Les minorités, quelles qu’elles soient, ont droit au respect, à la Documenta voix au chapitre. Et d’un coup, sans transition, nous voici dans le temps actuel. À sa naissance, en 1959, de parents allemands au Chili, il s’appelait Ernst Lorenz. Amputé des deux bras à la suite d’un choc électrique, il connut la vie des victimes « contergan » ; il se révolte, devient Lorenza, et en tant que jeune femme met en avant son corps, le chargeant fortement de pouvoir érotique comme politique, jusqu’à sa mort, du sida, en 1994.

4 C’est de même de l’ordre de la mémoire, de l’hommage aussi. Il est question de deux femmes qui ont en commun, elles, de s’être donné la mort, à un âge jeune. Pour Cornelia Gurlitt, oui, la fille de l’historien Cornelius Gurlitt, et sœur aînée de Hildebrand G., ce fut à l’âge de 29 ans, peu après la Première Guerre mondiale et à son retour à Berlin ; elle avait été infirmière dans les pays baltes, confrontée à la violence et à la misère. Ce qui justifie sa présence à Kassel, des œuvres sur papier, provenant de Vilnius, et rendant compte d’une manière très prenante, d’un expressionnisme du meilleur aloi, de ses propres expériences au front.

Pour Tom Seidmann-Freud, et le prénom ne doit pas tromper, elle fut mariée, eut une fille, et son domaine, ce fut le livre d’images (pour enfants). La crise de 1929 eut raison de la maison d’édition qu’elle eut avec son mari, des dépressions amenèrent finalement au suicide, en février 1930, de la nièce de Freud, à l’âge de 38 ans.

5 Le Palais Bellevue, bâtiment qui fut plus ou moins épargné par la guerre, eut comme occupant Jérôme Bonaparte pendant qu’il était roi de Westphalie (et avec le livre de Gast Mannes, nous savons qu’il eut Jacob Grimm comme bibliothécaire). Tout à tour, après, le palais servit d’entrepôt des œuvres d’art de la Neue Galerie, puis de musée des frères Grimm. Dans une des salles, sur une vidéo, une jeune femme, l’artiste payant toujours de sa personne, court de façon éperdue, au bout de ses forces, et derrière elle, un char de combat, au canon bien menaçant ; la performance est intitulée La Sombra. Cela se grave dans l’esprit, peut-être d’autant plus que soudain une pensée, une supposition s’impose : et si l’art était dans la situation désespérée, désespérante de la jeune femme, poursuivie de même sans relâche, sans pitié par l’agitation du monde. Sans échappatoire, au risque pour lui aussi de s’essouffler.

La Documenta 14 dure jusqu’au 17 septembre à Kassel : www.documenta14.de.

Lucien Kayser
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