The Unmanned

Sic transit gloria humani

d'Lëtzebuerger Land du 14.02.2014

Un memento mori du XXIe siècle ? La dernière exposition du Casino peut-être. Avec The Unmanned, les deux artistes français Fabien Giraud et à Raphaël Siboni rappellent à l’être humain qu’il est probablement voué à disparaître. Ils transforment ainsi le Forum d’art contemporain en temple de la technique, à l’instar de ces édifices antiques érigés à la gloire des Dieux d’hier auxquels ils font allusion dans l’une de leurs œuvres (Bassaé, Bassaé, 2013). L’équation est simple : l’homme pourrait ne pas faire partie du voyage demain, tant l’évolution de la technologie est exponentielle. L’idée n’est pas nouvelle, elle a fait les beaux jours de la science-fiction d’hier et d’aujourd’hui. Darth Vador devenu robot tue son ancien maître Obi Wan Kenobi, et les Terminator 1, 2 et 3 rappellent qu’un beau jour, les machines réduiront les hommes à l’état de minorité rebelle. Après tout, il faut tuer le père et la machine devenue auto-perfectible pourrait très bien ne pas le sauvegarder.

Pour présenter leur travail – exclusivement des petits films de format divers, certains encore inédits, ainsi qu’une pièce sonore –, les deux artistes ont scindé le Casino en deux étages, usant et abusant du bon vieux principe des white boxes. Chaque box renferme une vidéo, et l’on passe de l’une à l’autre comme autant de démonstrations d’une même problématique. Le rez-de-chaussée est dévolu à une expérience hommage à la technique montrée pour la première fois, La vallée von Uexküll (2009-2014). Cette série est pour l’instant constituée de cinq films de 36 minutes tous tournés selon un même protocole très strict. Une caméra sans objectif filme le soleil couchant. Autant dire qu’on ne voit rien d’autre que la variation – lente, si lente, tellement lente – de la lumière qui s’estompe… Et l’expérience est reconduite à chaque fois qu’une caméra de résolution supérieure sort sur le marché. En 2009, c’était du 720x576, aujourd’hui on dispose de 5120x2700. Exponentiel. Rien ne pourra empêcher le protocole d’être appliqué à chaque amélioration, ni la disparition des artistes cinéastes, ni même celle de l’humanité… si des machines sont programmées dans ce sens. Une véritable histoire illustrée de la technique.

Les limites, les deux artistes ont souvent joué avec. Avec celles de l’institution muséale par exemple, lorsqu’ils incitèrent le public de La Force de l’Art en 2009 au Grand Palais à visiter des choses invisitables (un spectaculaire simulateur scellé les attirait sans qu’ils puissent y pénétrer). Cette fois, ils n’hésitent pas à envisager l’éventualité de l’absence de l’homme avec The Unmanned, qu’ils traduisent volontiers par « l’inhabité », même si le terme anglais est plus précis quant à la non-présence humaine. Dans ce sens, ils mettent en exergue des dimensions parallèles où l’homme est superflu. Avec La mesure minérale (2012), filmé en ralenti extrême, ils explorent le temps qui passe à l’échelle de la pierre, une évolution incommensurable à l’œil nu. Et par le truchement de leur caméra, le département de minéralogie du Muséum d’histoire naturelle – sans visiteur, cela va de soi – tend lui-même à se minéraliser dans cette réalité imperceptible sans technologie. De même, le duo n’hésite pas à confronter les machines au-delà de toute perspective humaine dans La mesure Louvre (2011). Situé sous le grand Louvre, le laboratoire de recherche des musées de France dispose d’un accélérateur de particules de deux millions de volts qui permet l’analyse en profondeur et non destructive des œuvres d’art. En le confrontant à une autre machine de vision, une simple caméra, Fabien Giraud et Raphaël Siboni mettent en scène un combat de titans, remporté par le canon qui finit par détruire la caméra. L’homme n’est plus au centre du monde. CQFD.

Toutefois, il est toujours là, Fabien Giraud et à Raphaël Siboni ne l’ont pas complètement éradiqué. La question de sa survie face à la montée en puissance de la machine se doit d’être posée. À l’étage du Casino, la figure humaine résiste, par bribes, dans une série de films tournés en épisodes, eux-mêmes regroupés en saisons (pour l’heure, on n’est qu’au début de la première). Elle est dans la voix hésitante d’un petit garçon qui déchiffre un texte, mise en parallèle avec l’image agrandie au microscope d’une lame coupant du métal comme s’il s’agissait de beurre (The axiom, 2014). Le frêle vs l’implacable, et à nouveau une mise en exergue d’un univers imperceptible à l’homme. Elle est aussi dans ce décor déserté, recréé tout spécialement par les artistes, qui a vu l’affrontement entre Garry Kasparov et l’ordinateur Deep Blue en 1997 (The Brute Force, 2013). La caméra de Fabien Giraud et Raphaël Siboni fouille et scrute la scène dans les moindres détails comme pour comprendre ce moment historique de la première victoire de la machine sur l’homme.

L’homme a créé la machine, mais demain le fils (la machine) sera en mesure de recréer un semblant de père. C’est toute la problématique qui traverse en filigrane le deuxième étage du Casino. Avec The Death of Ray Kurzweil, les deux artistes invoquent la personnalité du gourou américain du futurisme qui met en garde contre cette singularité technologique probablement fatale à l’humanité. Or l’ingénieur génial s’est, entre autres, mis en tête de recréer son propre père décédé depuis de longues années. Pour ce faire, il a rassemblé tous les souvenirs matériels et immatériels dont il disposait pour aboutir à une sorte de nouveau père, mi automate/mi humain.

La mise en abîme de cette démarche fascine Fabien Giraud et Raphaël Siboni, ils la déclinent sur plusieurs niveaux. En projetant demain, en 2045, Ray et Friedrich, un fils-père et son père-fils dans The Death of Ray Kurzweil. En faisant du petit lecteur hésitant de The Axiom, le père-fils Friedrich. En rendant hommage – bons fils spirituels – au film Bassaé de Jean-Daniel Pollet (1964) projeté dans l’Infolab du Casino. Leur Bassaé, Bassaé diffusé à l’étage reprend à l’identique le scénario, mais montrent le temple du Péloponnèse tel qu’il est aujourd’hui : rendu invisible par des bâches de protection. La voix off est celle de David Negroni, fils de Jean Negroni, voix off originale de 1964.

Même si Fabien Giraud et Raphael Siboni empruntent leur vocabulaire, leur savoir-faire et même leur langue de travail au monde de la science, leur message est artistique. Leur média principal est le monde de l’art. Et c’est peut-être ça l’espoir de l’homme. Cette toute petite partie de folie/rêve/imaginaire qui le constitue et qui lui fait réaliser l’extraordinaire. L’homme qui pense au lieu de calculer. L’homme qui peut prendre le temps, s’il est bien disposé, de visionner toutes ces vidéos contemplatives (et du temps, il en faut !), et éventuellement de les savourer. Et cela, une machine ne peut pas le faire.

The Unmanned, de Fabien Giraud et Raphael Siboni, au Casino-Forum d’art contemporain, jusqu’au 27 avril. Des extraits des vidéos sont disponibles sur www.theunmanned.com. Le 18 mars à 18h30, les deux artistes donnent une conférence dans le cadre des Mardis de l’art du Casino. Ils proposent également une programmation de films pour le Discovery Zone, Luxembourg City Film Festival, plus d’infos sur www.discoveryzone.lu.
Romina Calò
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