Cinémasteak

Doléances cap-verdiennes

d'Lëtzebuerger Land vom 27.01.2023

« Ce que j’appelle la matière cinématographique serait censé être découverte par le spectateur lui-même : on voit quelqu’un en train d’accomplir quelque chose sous l’œil de la caméra, devant un mur faiblement éclairé – car c’est le crépuscule, presque la nuit. Ce mur est aussi important que le visage sur lequel quelque chose se passe, et qui, à mon avis, doit être de la matière cinématographique pure. », déclare Jean-Marie Straub sur le tournage de Anna-Magdalena Bach (1968). Ce propos liminaire du cinéaste messin décédé il y a quelques semaines constitue une excellente introduction à l’œuvre cinématographique de Pedro Costa. Lequel avait d’ailleurs consacré à Straub et à sa femme, Danièle Huillet, un documentaire intitulé Où gît votre sourire enfoui ? (2001), où l’on surprend le couple au travail, entre prise de son et atelier de montage pour la réalisation de Sicilia ! (1999). Ce n’est pas un hasard. Car le cinéma de Pedro Costa est fondamentalement intègre, démocratique, et l’art du portrait n’y est pas moins important que les parois d’un mur ou des objets qui ornent l’intérieur d’un logis (photo, bougie, fleur), natures mortes qui sont autant de portraits d’objets. D’où ces plans si nombreux dans ses films à être entièrement nets, où jamais la mise au point ne vient hiérarchiser ce qui est représenté. Toute chose, qu’elle soit inerte ou animée, se voit placée dans un rapport d’équivalence. Autre apport de Straub et Huillet au style de Costa : l’étirement du temps enregistré par une caméra souvent immobile. Si bien que le temps dilaté finit par se muer en lieu : un lieu d’attention, cadencé par les rituels de la vie quotidienne plutôt que par de longs discours.

Dès le début de Vitalina Varela (2019), le dernier long-métrage de Costa dont le titre emprunte le nom de sa protagoniste, tous ces éléments de style sont réunis, assortis d’autres issus de la tradition figurative du caravagisme (clairs-obscurs). De l’obscurité émerge aussitôt le long d’un cimetière une procession, un défilé d’ombres fantomatiques, des hommes noirs cassés par la vie, ceux qui peuplent habituellement les films de Costa. Des Cap-Verdiens venus au Portugal travailler, mais où ils ont fini par se perdre et où ils se retrouvent piégés. Le retour au pays natal peut attendre. Les êtres et les lieux, tous deux délabrés, brisés, sont pris ensemble au sein d’une dialectique à l’œuvre depuis Ossos (1997), film à partir duquel le cinéaste entame une exploration des marges de Lisbonne, en l’occurrence le bidonville de Fontainhas auquel il retourne dans La chambre de Vanda (2000) puis dans En avant jeunesse ! (2006) avant sa démolition programmée. Un lieu de misère composé de ruelles labyrinthiques, de bicoques construites à la hâte et privées d’électricité, d’hygiène, de confort... Lui succéderont, toujours sur les contours de la capitale portugaise, d’autres quartiers pauvres où sont entassés les immigrés Caps-Verdiens, tels que 6 de Maio ou Cova da Moura où est tourné Vitalina Varela. De ces mémoires d’exilés que le cinéaste recueille, la trajectoire de Vitalina est particulièrement émouvante et relève de la tragédie. Après quatre décennies à attendre, la vieille dame arrive enfin à Lisbonne pour rejoindre son mari. Un chœur de femmes de ménage l’avertit pourtant sur le tarmac : « Vitalina… Mes condoléances. Tu arrives trop tard. Ton mari a été enterré il y a trois jours. Ici au Portugal, il n’y a rien pour toi. Sa maison n’est pas la tienne. Retourne au pays. » On peut dire de Pedro Costa qu’il est en quelque sorte le Pasolini portugais. Faire de la périphérie un centre inédit, un nouvel axis mundi, voilà un renversement que n’aurait certes pas renié le maestro. Raison de plus pour leur donner parole et visibilité : le cinéma comme instrument au service de celles et ceux qui sont relégués aux marges de la cité.

Vitalina Varela (Portugal, 2019), vostf, 124’, sera projeté en présence de Pedro Costa le mercredi 1er février à 19h à la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, dans le cadre d’une rétrospective répartie entre la Cinémathèque et le cinéma Klub de Metz

Loïc Millot
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