Cartographie de l’optimisation fiscale internationale des entreprises

Paradis artificiels

Mardi soir, inauguration intimiste du nouveau siège de Société Générale à Luxembourg mardi. Chaque employé rapporte 357 000 euro
Photo: Olivier Minaire / Société Générale
d'Lëtzebuerger Land du 01.12.2023

Les entreprises multinationales (EMN) sont notoirement des expertes de l’optimisation fiscale. Issues en large majorité de pays développés où elles réalisent également l’essentiel de leur chiffre d’affaires, elles cherchent en permanence à échapper à leur fiscalité en déclarant, au moyen de montages sophistiqués, une grande partie de leurs bénéfices dans des « paradis fiscaux » plus ou moins lointains et exotiques où elles n’exercent aucune activité significative, ou presque. Mais l’OCDE, dans un rapport décoiffant publié en novembre 2023 révèle que pour parvenir à leurs fins les EMN n’ont en réalité guère besoin d’aller chercher bien loin : elles peuvent bénéficier d’allègements fiscaux considérables dans leur pays d’origine !

Depuis des décennies, les impôts sur les sociétés connaissent un mouvement d’érosion dû au tournant libéral des années 1980, puis accentué par la crise économique de 2008 et la numérisation de l’économie. Selon l’économiste français Gabriel Zucman, professeur à Berkeley et fondateur du EU Tax Observatory, le taux moyen d’impôt sur les sociétés au niveau mondial est ainsi passé de 45 pour cent dans les années 1980 à vingt pour cent actuellement, ce qui pèse sur les finances publiques et accroît les inégalités en faisant davantage porter le poids de l’impôt par les ménages.

Les pratiques d’optimisation fiscale des EMN sont de longue date dans le collimateur de la communauté internationale dont les efforts ont abouti en octobre 2021 à un accord signé par 140 pays. L’administration Biden a joué un rôle-clé dans sa signature, la secrétaire d’État au Trésor Janet Yellen ayant déclaré le 5 avril 2021 vouloir rapidement « mettre fin à la course vers le bas » en matière d’impôt sur les sociétés, après cinq ans de discussions sous l’égide de l’OCDE. Le résultat est la mise en place, dès fin 2023 en Europe, d’un « impôt minimum mondial » de quinze pour cent, fondé sur un principe simple. Quel que soit le pays dans lequel une multinationale déclare ses bénéfices, ces derniers seront in fine taxés à un taux minimal identique. Ainsi, lorsque l’entreprise paiera moins de quinze pour cent d’impôts dans un pays étranger où elle possède des filiales, son pays d’origine (dans lequel se situe son siège social) récupèrera la différence afin que l’ensemble des impôts versés par la société atteigne bien ce seuil. 

Le but de la manœuvre est bien entendu que les pays à faible fiscalité s’alignent sur ce taux minimum. Ils sont encore nombreux. 48 pays ont actuellement des taux officiels d’imposition (statutory tax rates ou STR) inférieurs à quinze pour cent, dont cinq appartiennent à l’UE. Or, selon un document de travail publié par l’OCDE le 21 novembre, en maintenant la pression sur les pays à faible fiscalité on risque de se tromper de cible. L’étude de 64 pages, intitulée « Effective tax rates of MNEs : New evidence on global low-taxed profit » a porté sur 220 pays ou juridictions fiscales entre 2017 et 2020 et s’est intéressée aux EMN réalisant plus de 750 milliards de dollars de chiffre d’affaires.

L’étude confirme « l’évitement fiscal » des EMN. Sur des bénéfices annuels moyens d’environ 6 000 milliards de dollars déclarés par les EMN sur la période étudiée, environ 36 pour cent sont toujours soumis à des taux effectifs d’imposition (TEI) inférieurs à quinze pour cent. Cela représente près de 2 200 milliards, dont 750 sont même imposés à moins de cinq pour cent. Mais la majorité des bénéfices des entreprises multinationales sont imposés à des TEI compris entre quinze et trente pour cent. La surprise vient du fait que plus de la moitié des bénéfices faiblement imposés (53,2 pour cent précisément, soit quelque 1 170 milliards) ont été réalisés dans des pays à fiscalité élevée, où le taux d’imposition légal est supérieur à quinze pour cent ! Ils abritent même plus de vingt pour cent des bénéfices très faiblement imposés (soumis à un TEI inférieur à cinq pour cent, soit 150 milliards).

À l’opposé, les « paradis fiscaux » où les taux officiels sont inférieurs à cinq pour cent, ne captent que 18,7 pour cent des bénéfices faiblement imposés ! En présentant les choses autrement, dans les pays affichant des taux officiels entre 15 et 25 pour cent, plus d’un tiers de tous les bénéfices est imposé à un taux effectif inférieur à quinze pour cent. Là où les taux officiels sont supérieurs à 25 pour cent (comme au Luxembourg) plus du quart des bénéfices des EMN sont en réalité imposés à moins de quinze pour cent.

Selon les auteurs de l’étude, cette situation étonnante « résulte probablement de l’octroi d’incitations fiscales et d’autres avantages ciblés ». Les EMN pratiquent une sorte d’ « optimisation fiscale à domicile » en profitant de dispositifs locaux d’allègements d’impôts, dont les plus importants sont les crédits d’impôt recherche (CIR). Dans le cas des multinationales, les CIR ont pour but d’inciter les entreprises à maintenir et à développer leurs centres de recherche et de développement dans leurs pays d’origine. Mais elles tirent aussi parti d’incitations accordées par certains États à la fiscalité apparemment élevée pour les attirer chez eux.

L’étude de l’OCDE ne fournit pas d’exemples précis et ne cite pas explicitement les pays incriminés. Mais certains cas viennent à l’esprit comme celui de l’Irlande, qui s’étaient entendu avec Apple entre 1991 et 2007 (via des rescrits fiscaux) pour que la firme californienne ne s’acquitte que d’un impôt à un taux effectif inférieur à un pour cent, alors que le taux officiel irlandais n’était pourtant, à l’époque, que de 12,5 pour cent, très inférieur à la moyenne européenne. Difficile également de ne pas penser à la Belgique. Le 20 septembre 2023, le Tribunal de l’Union européenne a confirmé que les exonérations fiscales accordées par ce pays (avant 2016) à des sociétés faisant partie de groupes multinationaux constituaient bien un régime d’aides illicite, créant une distorsion de concurrence.

Le Luxembourg n’est pas non plus cité dans le document mais plusieurs éléments mentionnés convergent vers le Grand-Duché. L’OCDE classe les pays étudiés en quatre groupes de revenus : pays à haut revenu, à revenu moyen supérieur, moyen inférieur et faible revenu auxquels s’ajoutent les « investment hubs ». Cette catégorie comprend 24 pays, dont le Luxembourg, qui s’y trouve en bonne compagnie puisque l’Irlande, la Suisse, les Pays-Bas, Hong-Kong et Singapour en font aussi partie. Les EMN ont une forte tendance à s’implanter dans ces pays. En moyenne, leur chiffre d’affaires par salarié y est de 1,7 million de dollars contre 290 000 dollars dans les autres pays, soit près de six fois plus.

Sur un échantillon de 38 pays, le Luxembourg figure en troisième position mondiale pour le pourcentage de l’impôt sur les sociétés payé par des EMN : il s’établit à 71 pour cent, derrière l’Irlande (95 pour cent) et l’île Maurice (80 pour cent) mais devant Singapour (65 pour cent). La France, l’Allemagne et la Belgique sont loin derrière, avec des proportions comprises entre 35 et 45 pour cent. Une anomalie saute aux yeux. Si l’on s’en tient aux membres du podium, le Grand-Duché est le seul pays classé « à fiscalité élevée » (avec un taux d’imposition officiel de 29 pour cent, donc supérieur à 25 pour cent), les deux autres (Irlande et Maurice) étant « à faible fiscalité » avec un taux inférieur à quinze pour cent. Les trois pays suivant le Luxembourg (Singapour, Danemark et Suisse) affichent des taux intermédiaires, mais assez modestes, proches de quinze pour cent.

Ce poids des EMN dans les recettes fiscales d’un pays à fiscalité élevée donne à penser qu’elles peuvent y bénéficier de certains avantages personnalisés. La pratique du « ruling fiscal », permettant aux entreprises de s’adresser directement à l’administration fiscale pour obtenir de cette dernière une « décision anticipée » concernant l’impôt auquel elles seront soumises, était assez répandue dans l’UE jusqu’en 2013, quand la Commission européenne s’est inquiétée de savoir si les rulings délivrés par les autorités fiscales de sept Etats membres (la Belgique, Chypre, l’Irlande, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas et le Royaume-Uni) à l’égard de plusieurs multinationales respectaient bien le principe de la libre concurrence.

Dès juin 2014, des enquêtes approfondies ont été ouvertes au Luxembourg (rulings Fiat et Amazon), en Irlande (Apple) et aux Pays-Bas (Starbucks). Cinq mois plus tard, en novembre 2014, l’affaire LuxLeaks révélait l’ampleur réelle du phénomène au Grand-Duché, plusieurs centaines de sociétés ayant bénéficié de ces rescrits. Le scandale politique et financier a poussé le gouvernement à revoir sa copie en la matière à partir de 2015, année où 454 rescrits avaient encore été approuvés, avec l’aide de la directive dite « DAC 3 » du 8 décembre 2015. Il n’y en avait plus que 44 en 2020, soit une division par dix en cinq ans. En principe les choses ont changé depuis, mais en juillet 2021, avec l’affaire LuxLetters, dans laquelle plusieurs médias et ONG ont cherché à montrer que la pratique fiscale de la « lettre d’information », courante au Luxembourg, avait été détournée de sa vocation initiale pour combler le vide créé par la disparition des « rulings ». Est-ce que cela a influé sur l’étude de l’OCDE, réalisée en 2017 et 2020 ? Sur ces quatre années, 431 rescrits ont encore été accordés, ce qui peut expliquer les chiffres faisant état de l’intérêt des EMN pour le Luxembourg malgré sa fiscalité plutôt élevée.

Selon l’OCDE le simple fait, dans les pays à fiscalité élevée, de combler le décalage entre les taux officiels d’impôt sur les sociétés et les taux effectivement appliqués ferait rentrer plusieurs milliards de dollars dans leurs caisses, ce qui serait plus rapide et efficace que de s’en prendre aux paradis fiscaux. On n’en prend pas le chemin. L’étude de l’OCDE n’a pas considéré les évolutions survenues à partir de 2021. Or en août 2022 le président Biden a signé une loi appelée « Inflation Reduction Act » (IRA) qui vise, malgré son nom, à accélérer la conversion de l’économie américaine aux énergies propres. Les aides envisagées, d’un montant considérable (jusqu’à 1 200 milliards de dollars sur dix ans) prendront à 80 pour cent la forme de crédits d’impôts substantiels (trente à quarante pour cent en moyenne) accordés aux entreprises (également étrangères) réalisant des investissements dans les énergies renouvelables sur le sol américain. La « course aux crédits d’impôts et aux exemptions » sur la planète, dénoncée par un expert, va encore pousser à la baisse les taux effectifs d’imposition des EMN.

Georges Canto
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