Interview avec David Altmejd

La sculpture comme corps regorgeant d’énergie

d'Lëtzebuerger Land du 20.03.2015

L’exposition actuelle de David Altmejd au Mudam est la seconde station d’une collaboration avec le Musée d’art moderne de la Ville de Paris et le Musée d’art contemporain de Montréal. Au Mudam, elle se présente sous un tout autre aspect, les œuvres exposées différant en grande partie de celles montrées déjà à Paris (voir d’Land du 2 janvier). David Altmejd a investi le hall d’entrée du Mudam avec une impressionnante « armée » de grandes sculptures réalisées à l’aide de miroirs, de plâtre, de bois et de résine. Au rez-de-chaussée du musée, il expose aussi des « plateformes » et des boîtes en plexiglas, des sculptures structurées de façon quasi architecturale, où sont posés des parties de corps humain en résine, des cristaux, des œufs de caille, des chaînes métalliques ou des fils en couleur. À l’occasion du vernissage, d’Land a eu l’occasion de s’entretenir avec l’artiste canadien.

d’Land : Avant de faire des études en arts, vous avez suivi des cours de biologie pendant une année. Qu’est-ce qui vous a amené à changer d’études et quels étaient vos premiers pas dans le domaine de l’art ?

David Altmejd : J’adore les sciences et la biologie, mais j’ai décidé d’abandonner les études en biologie parce que la matière me semblait trop structurée. Il n’y avait pas assez de créativité. Je suis donc allé à l’école des Beaux-arts et j’ai choisi le dessin. Un des cours obligatoires s’appelait « sculpture 1 ». La première fois que j’ai fait une sculpture et que je l’ai placée sur une table, je me suis rendu compte de son pouvoir extraordinaire. Ce qui différencie la sculpture des autres médias, c’est le fait qu’elle existe dans un espace réel et non dans un espace de représentation. Même si elle peut représenter quelque chose, elle est tout de même un objet qui existe dans le même espace que le spectateur, qu’un corps, et qui respire le même air. Pour moi, le corps est la chose la plus extraordinaire et l’objet le plus puissant dans l’univers. Quand je me suis rendu compte que je pouvais utiliser le corps comme modèle pour faire une sculpture, qui potentiellement pourrait exister de la même façon qu’un corps dans un espace, j’avais trouvé ma voie.

Aujourd’hui vous créez de très grandes sculptures et des installations aux dimensions très amples. Même en tournant autour des boîtes, on ne peut pas saisir l’œuvre dans son ensemble. Il y a des éléments qu’on perçoit, alors que d’autres restent cachés. Dans ces compositions, le miroir joue un rôle important. Des artistes comme Yayoi Kusama l’ont utilisé pour multiplier à l’infini l’espace. À quel moment avez-vous choisi le miroir comme matériau artistique ?

La première fois où j’ai utilisé le miroir comme matériau, c’était pour en recouvrir l’intérieur d’une boîte. Elle était en forme de « L » et, quand on regardait à l’intérieur, il y avait un espace caché. J’ai trouvé intéressant l’idée d’y cacher un objet et de voir comment les différentes façons de le présenter peuvent faire changer la façon dont il existe dans l’espace. Si un objet est caché, on peut croire qu’il est un peu plus diabolique. Pour permettre au spectateur de voir qu’il y avait un objet caché, j’ai eu recours au miroir. Quand on regardait à l’intérieur de la boîte, on voyait une multiplication à l’infini de l’objet. En fait, je voulais que le miroir fonctionne comme un périscope et finalement il est devenu un kaléidoscope. Cet effet visuel de fragmentation était un accident, mais je l’ai adoré quant à sa forme et je l’ai gardé. Plus tard, j’ai utilisé le miroir pour sa qualité presque glamour, luminescente. Puis, j’aime aussi l’idée que, quand on regarde un miroir, il n’a pas d’identité visuelle. On ne peut pas regarder un miroir, on regarde ce qu’il reflète. On ne peut pas définir sa couleur et on ne peut pas le voir, à moins qu’il y ait une trace, une poussière, dessus. Si je prends un marteau et je casse le miroir, il devient d’un instant à l’autre ultra physique, ultra visuel, ultra existant. J’aime cette dimension du miroir, sa fragilité, le fait que quand il se casse, quand il commence à briser, à se fissurer, il existe physiquement dans l’espace.

Le miroir vous sert aussi à créer des structures minimalistes. Sur ou dans ces structures à l’aspect métallique vous posez en contraste des éléments organiques, comme des têtes poilues.

C’est à travers les contrastes que les choses commencent à exister. Uniquement quand les choses ont un côté positif et un côté négatif, elles prennent une existence. Si un objet est complètement organique, il n’y a pas nécessairement une tension. S’il est combiné par contre à quelque chose de froid, de dur, de clean, alors une tension est créée, une énergie est générée. Pour faire fonctionner une sculpture comme un corps, elle doit contenir plusieurs éléments, et tous ces éléments sont reliés par une chaîne en or. Tous les éléments sont comme une sorte d’organe, capable de produire une énergie et la chaîne est une façon de faire circuler cette énergie, comme un système nerveux à l’intérieur du corps.

Vos œuvres ont une esthétique très forte, créée par le fait que les chaînes en or ou les fils en couleur et le miroir leur confèrent une certaine structure. De l’autre côté, les objets poilus, juxtaposés à cette structure, leur confèrent un côté quelque peu morbide et ironique.

Pour moi, la mort fait partie d’un cycle. Quand je parle de tension, je parle d’énergie, de vivant, de croissance. Le vivant et la mort sont deux étapes dans un cycle. Je suis intéressé par le flux. Ce qui m’intéresse aussi, c’est qu’une sculpture offre un volume, un espace défini, et que je peux travailler son intérieur pour créer l’infini. L’une des façons de générer l’infini est d’utiliser le miroir, mais cela peut aussi être une série de détails, des détails dans des détails, qui donnent l’impression que cela pourrait toujours continuer. J’aime aussi intégrer ou injecter tout ce qui me passe par la tête. Il y a une dimension humoristique, mais aussi une dimension sérieuse dans ces détails.

L’exposition Flux de David Altmejd est à voir jusqu’au 31 mai au Mudam ; ouvert du mercredi au vendredi de 11 à 20 heures et du samedi au lundi de 11 à 18 heures ; www.mudam.lu.
Florence Thurmes
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