Les Comustibles

Le feu aux planches

d'Lëtzebuerger Land vom 15.04.2016

Serions-nous capables de brûler notre littérature pour vaincre le froid et la mort ? Voilà une interrogation éthique dans laquelle on reconnaît bien Amélie Nothomb, qui en fait l’axe principal de son huis clos Les Combustibles. Un texte court et vif, adapté ici dans une création du Théâtre ouvert de Luxembourg et mis en scène par Fabienne Zimmer.

Quelque part, un jour... Dans un espace-temps que l’on peut imaginer à la fois proche et contemporain ou totalement fictif, trois personnages résistent comme ils le peuvent à l’occupation ennemie lors d’une guerre contre de mystérieux barbares. C’est le second hiver de siège et la bataille semble perdue pour de bon. Seule résiste encore l’Université, où les étudiant, professeurs et assistants bravent le danger des bombardements quotidiens pour sauver ce qui leur reste de savoir et d’humanité... C’est justement à ces trois catégories qu’appartiennent respectivement Marina, le Professeur et Daniel que les destructions successives ont amené à cohabiter dans le domicile du second. Cynique, désabusé et bien content de pouvoir encore jouir d’un certain confort en ces temps de terreur, le professeur de littérature va voir son expérience de la guerre, et donc sa vie toute entière, basculer au contact confiné de son ancien assistant et de sa jeune maitresse. En effet, Daniel a pour habitude chaque année de séduire une étudiante de dernière année, afin de pouvoir « profiter de sa fraicheur sans en être encombré l’année suivante », comme le souligne malignement son mentor. Mais Marina est différente, tout autant que cette année. Marina meurt de froid. Rien ne la réchauffe à part la flambée du poêle du professeur aujourd’hui à court de combustible. Elle donnerait tout, son corps, son âme, son humanité, pour une minute collée contre à cette unique source de chaleur... Il ne reste qu’une solution : brûler les livres de la bibliothèque !

Mais lesquels ? À l’habituelle question : « Quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ? », qualifiée de tout à fait absurde par le Professeur moqueur, l’auteure belge lui oppose son négatif : quelles œuvres méritent, par leur manque d’excellence, de finir les premières sur l’autodafé qui sauvera Marina de la mort un jour de plus ? Quel dernier livre intact, et donc quel auteur représentera le dernier rempart d’une civilisation contre la barbarie sanguinaire ? Au fur et à mesure qu’une partie toujours plus importante de la bibliothèque disparaît, les arguments se font plus durs, plus clivants ; le snobisme des uns n’y a plus sa place, pas plus que le désir de vengeance sur une œuvre méprisée des autres.

Dans le texte original, Nothomb utilise – probablement par souci de diplomatie – des auteurs et œuvres fictives, auxquels elle donne ces noms atypiques qu’elle affectionne. Ils sont remplacés en partie dans cette adaptation par des petits clins d’œil au grand-duché et à ses frontières, comme lorsque Daniel ne sait s’il vaut mieux brûler du Sterpenich ou du Kleinbettingen... Un gimmick pas forcément utile mais qui fait rire l’audience... Mais au-delà de cette allusion populaire, la mise en scène sobre et très efficace de Fabienne Zimmer permet de réellement mettre en exergue le jeu des acteurs, celui-ci faisant tout le sel de cette création du Tol. Ainsi, si Finn Bell incarne fougueusement – parfois presque trop – un Daniel encore idéaliste et naïvement optimiste quant à l’issue du conflit et Claude Frisoni campe de manière audacieuse et fantasque le rôle de ce professeur narcissique et ambigu, apportant un peu de légèreté à des situations l’étant bien moins, c’est clairement la fraîcheur et la justesse du jeu d’Aude-Laurence Clermont Biver qui sort du lot et magnifie la combinaison de tous ces éléments. Sa Marina semble en effet d’un naturel désarçonnant dans toutes les facettes de sa personnalité : qu’elle tente de continuer à vivre et à apprendre malgré tout ou qu’elle succombe au vice, qu’elle se meure littéralement de froid sous les yeux du public ou qu’elle défende Le Bal de l’Observatoire, dernière preuve fictive « qu’il existe encore quelque chose de beau dans ce monde »...

Enfin, derrière le faux détachement suggéré par le situation très fictive des Combustibles, la thématique de ce texte et donc de son adaptation s’avère plus actuelle que jamais, dans un contexte ou l’obscurantisme barbare s’acharne à détruire et à brûler l’héritage culturel de l’humanité. L’analogie est frappante et inquiétante. On entre au Tol pour voir du Nothomb et l’assumer, on en sort avec une mansuétude inattendue pour l’auteure iconoclaste.

Les Combustibles d’Amélie Nothomb, dans la mise en scène et avec le décor et les costumes de Fabienne Zimmer, avec Laurence Clermont Biver, Finn Bell et Claude Frisoni sera encore joué ce soir 15 et demain 16 avril à 20h30 au Théâtre ouvert Luxembourg ; www.tol.lu.
Fabien Rodrigues
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