Théâtre

« Une comédie qui fait grincer des yeux »

d'Lëtzebuerger Land du 25.01.2019

Le Centaure est aujourd’hui l’une des grandes maisons d’un théâtre luxembourgeois neuf, détonnant et inventif. Pourtant, la vision de Marion Poppenborg de Pièce en plastique signé Marius von Mayenburg, sans être ratée, se montre bien en-dessous de ce à quoi nous a habitués le petit théâtre du centre-ville ces dernières années. On s’accorde néanmoins à admettre une intention louable dans le propos et dans l’exécution de celui-ci… Et puis, étonnamment, on n’a pas vu passer ces 95 minutes de spectacle.

C’est sur la « petite bourgeoisie qui boit du champagne », que Marius von Mayenburg écrit Stück Plastik (Pièce en plastique)… L’histoire d’un couple, Michaël (Marc Baum) et Ulrike (Sascha Ley) – lui médecin, elle assistante d’artiste –, proche du burn-out, suffoquant de leur train-train, de leur vie amoureuse qui s’effrite et de leur gamin (Antoine Morin), un môme mal élevé et drôlement crétin, dans une crise d’adolescence prématurée. S’ajoute à leurs tensions l’exubérant Serge Haulupa (Massimo Riggi), le patron d’Ulrike, un artiste conceptuel starifié, au nom de magicien qui squatte l’appartement de son assistante avec irrespect. Pour sortir de leur désarroi, le couple engage la jeune Jessica Schmidt (Rosalie Maes) comme femme de ménage et gouvernante. Très vite, chacun va trouver en Jessica un doux réconfort, sans pour autant se soucier de qui est la femme derrière le tablier.

Dans Pièce en plastique, Mayenburg décrit brillamment les paradoxes moraux de notre société, et cette « satisfaction » à l’occidentale. Il y livre une approche quasi sociologique de notre méprise de l’autre, de son exploitation morale, voire physique et disloque le cliché de la famille parfaite, bobo-gauchiste et pseudo bien pensante… Ainsi, sans surprise, le style est direct, caustique, pour ne pas dire grinçant, les situations frisent la caricature – malgré leur nature très palpable – et on jubile d’imaginer qu’en salle se cache potentiellement, au creux des fauteuils de velours rouge, ce Michaël ou cette Ulrike du monde réel. Merveilleusement, Marius von Mayenburg revitalise un théâtre qui se veut miroir de son temps.

Dans sa mise en scène de Pièce en plastique, Marion Poppenborg se jette à corps perdu dans cette fresque humiliante et cruelle. Elle y force l’humour noir de l’auteur allemand, sans que cela ne choque, modelant les personnages dans un burlesque assez logique, vu la teneur des choses. Néanmoins, les premières minutes du spectacle effraient. Ce qui est sûrement dû à cette interprétation forcée, voire justement trop en force ou peut-être à ce mobilier dégueulasse et imposant qui tasse la petite scène du Centaure… Quoi qu’il en soit, cette première partie ne nous survivra pas et, alors même qu’on essaie d’oublier ce flirt raté avec le théâtre, d’un coup, tout devient plus clair, propre, calé, vivace. Un impressionnant revirement de situation s’opère : alors qu’on croyait les comédiens perdus, voilà qu’ils trouvent un autre rythme et celui-ci leur sied à ravir. Spaghettis en bouche, chacun se bouscule pour donner sa réplique, à l’image d’un Massimo Riggi en belle forme, tenant fermement son Haulupa allumé et virulent. Ça bouge ! Ça vit ! Ça joue ! Et on se réveille de notre mauvais rêve avec l’envie de tout recommencer. Enfin, ça marche !

Là, on remarque et conçoit mieux encore cette drôle de Jessica Schmidt. Un personnage tenu fièrement par Rosalie Maes – en belle présence malgré le peu de texte – qui ne se démonte pas devant la difficulté du rôle, offrant à voir une Jessica placide, flegmatique et carrément énigmatique. Alors que tous les personnages se désintéressent d’elle, l’utilisant à l’excès tantôt comme mère, boniche, muse ou maîtresse, nous sommes happés par l’idée qui se cache derrière elle : le symbole d’un malaise sociétal ambiant, à l’image de cette réplique déjà culte de Jessica, « Le tiers-monde, c’est pas du gâteau ». Et c’est d’ailleurs la grande force de cette pièce qui livre un personnage central quasi muet, jouant de ses « OK » avec fatalisme, « plastique » dans le sens de malléable, volontairement lisse, sur laquelle se reflètent les vulgaires états d’âme d’une famille assez classique, en fin de compte.

Enfin, quand Marion Poppenborg nous lance un « c’était cool, hein ? », en fin de pièce, dans le foyer du théâtre, cette idée se trouve précisément bien loin de notre état actuel. Réfugiée dans une Battin de circonstance, notre humeur se partage entre les deux phases qu’on a connues de cette pièce, entre un froncement de sourcils – forçant le grincement des yeux – et un rire à gorge déployée. Aussi, bien que cette Pièce en plastique ait de très jolis atouts, ce « cool »-là, a encore du chemin à faire dans notre tête avant qu’on lui donne sa juste définition.

Pièce en plastique de Marius von Mayenburg, traduit par Mathilde Sobottke, mise en scène par Marion Poppenborg, assistée de Daliah Kentges; costumes : Ulli Kremer, scénographie : Ruth Groß ; avec Marc Baum, Sascha Ley, Rosalie Maes, Antoine Morin et Massimo Riggi, prochaines representations les 25, 26, 27, 29, 30, 31 janvier et les 1er et 2 février ; theatrecentaure.lu.

Godefroy Gordet
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