La guerre en Ukraine exacerbe la polarisation de la vie politique et sociale en Serbie, entre partisans de l’UE et opposants à l’Otan

Plaies rouvertes

d'Lëtzebuerger Land du 01.04.2022

Nikola-Tesla est le seul aéroport européen qui continue à assurer une connexion aérienne avec la Russie : un vol direct d’Air Serbia part et revient de Moscou tous les jours. Il y en a deux le vendredi. Tiraillée entre l’Est et l’Ouest, Belgrade avance en funambule dans l’ouragan provoqué par l’invasion russe de l’Ukraine. Tout en revendiquant son attachement au droit international et au respect de « la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine », le président serbe, Aleksandar Vucic, refuse de s’aligner sur les sanctions contre la Russie. Certes, la Serbie a soutenu la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies du 2 mars condamnant l’invasion russe, mais l’homme fort de Belgrade a précisé que cette décision a été prise « parce que le texte ne mentionnait pas les sanctions ». Il a rappelé que la Russie ne s’était pas associée à l’embargo contre la Serbie au moment des conflits en ex-Yougoslavie dans les années 1990. « Nous attendons des pays candidats à l’UE qu’ils s’alignent sur la politique extérieure de l’Union et ses sanctions, et rejoignent ainsi une communauté internationale civilisée, fondée sur l’état de droit », a encore insisté le 15 mars Peter Sano, porte-parole de l’UE.

Il faut bien constater que Belgrade se trouve dans une position délicate. Le pays est candidat à l’intégration européenne. L’UE est son principal partenaire économique, mais il ne veut pas risquer de perdre le soutien de Moscou, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, sur le dossier sensible du Kosovo. Ni de remettre en cause l’approvisionnement en équipements militaires et surtout en gaz russe, dont le pays dépend entièrement. « Nous savons la pression que subit la Serbie, mais nous sommes surs qu’elle saura continuer à faire le bon choix dans cette situation », soulignait Sergej Lavrov, chef de la diplomatie russe le 28 mars dernier, laissant entendre que Belgrade était envisagé comme lieu de rencontre des pourparlers prochains avec les autorités ukrainiennes.

Surtout, à quelques jours des élections - présidentielle, législatives et municipales partielles - du 3 avril, les autorités serbes ont tout intérêt à jouer la carte de la neutralité. L’UE laisse faire en espérant qu’Aleksandar Vucic et son Parti progressiste serbe (SNS) gagneront. Bruxelles mise sur lui depuis près de dix ans pour résoudre la question du Kosovo et se rapprocher des positions européennes après. Le jeu d’équilibre s’explique avant tout par un ressentiment resté fort envers l’Otan qui a bombardé la Serbie pendant 78 jours durant la guerre au Kosovo en 1999. Ces derniers jours, les plaies se sont rouvertes. Une série de commémorations marquent l’anniversaire du 24 mars, date à laquelle les frappes avaient commencé. L’opération de l’Otan « Force alliée », lancée pour mettre fin à la répression des Kosovars albanais par les forces serbes, a abouti au retrait de la présence serbe de ce qu’était sa province autonome, le 10 juin 1999. Des dizaines de cibles militaires ont été visées, mais aussi des ponts, des intersections ferroviaires, des réseaux électriques. Le bilan n’a jamais été officiellement dressé. Selon les autorités serbes, il y aurait eu 2 500 morts; selon le Fonds pour le droit humanitaire, 754, dont 454 civils et 300 membres des forces de sécurité. L’émotion est largement nourrie par Aleksandar Vucic qui était en 1999 un jeune ministre d’extrême droite du gouvernement nationaliste travaillant sous la présidence de Slobodan Milosevic. « Ces frappes de l’Otan étaient une attaque brutale, horrible, criminelle sur un petit pays qui n’a fait de mal à personne. C’était une démonstration de violence envers un peuple libertaire, passée outre la position du Conseil de sécurité de l’ONU », a-t-il déclaré lors d’une cérémonie de commémoration tenue à Kraljevo, dans le sud du pays, ce 24 mars. Non sans souligner qu’il fallait communiquer avec l’Otan,« puisque eux seuls peuvent garantir la sécurité des Serbes au Kosovo ». Dès le début de l’invasion, la presse tabloïd aux ordres du régime n’a pas hésité à se ranger du côté du Kremlin : « L’Ukraine attaque la Russie », titrait Informer, non sans préciser que « les Américains et les Britanniques veulent la guerre à tout prix ».

« Une grande partie de la société analyse en effet le conflit en Ukraine à travers le prisme de 1999, comme une sorte de vengeance envers l’Occident. Ce sentiment est le résultat d’une propagande prorusse que le SNS a mis en œuvre depuis son arrivée au pouvoir », estime le politologue Dusan Spasojevic. Depuis le début de la guerre ukrainienne, les mouvements d’extrême droite, dans les faits des succursales du SNS chargées du « sale boulot », souvent liées aux milieux des supporteurs de football, ont organisé des rassemblements de soutien à la Russie de Poutine à trois reprises. Une fresque murale de Poutine, avec l’inscription en cyrillique « frère » est apparue sur un mur dans le centre-ville, et des graffitis pro-Russes ont inondé l’espace public, aux côtés de celles du criminel de guerre Ratko Mladic, omniprésentes depuis plusieurs mois. Plusieurs centaines de manifestants se sont réunis devant l’état-major des armées, situé en plein centre-ville, resté dévasté par les bombardements de l’Otan, dans un décor de drapeaux serbes et russes. « Ceux qui nous ont bombardés sont les mêmes que ceux qui ont planifié la guerre en Ukraine. La Russie subit la même injustice que nous il y a vingt ans. Mais elle n’est plus à genoux comme dans les années 1990, elle se défendra, tout comme elle libérera l’Ukraine des nazis. Notre destin s’y joue aussi. Vive la Russie, Vive Poutine f… l’Otan », hurlait Zoran Lekic, un des orateurs, vétéran du Kosovo en bombers, le regard noir, arborant le ruban de saint Georges et le Z des forces russes : « Otan criminel », « Russes et Serbes sont frères », « la Crimée, c’est la Russie ; le Kosovo, c’est la Serbie », ont-ils scandé.

Quant à l’opposition, sans cesse accusée par le régime de manquer de patriotisme et de rassembler les « traîtres », dans un contexte de droitisation radicale de la société ces dernières années, elle se retrouve obligée de se battre sur un terrain dans lequel elle ne peut être que David contre Goliath. Aussi, en campagne électorale, reste-t-elle prudente sur la guerre en Ukraine : « Les citoyens de Serbie savent bien ce que sont les horreurs et les absurdités de la guerre. Nous appelons à la paix et à l’arrêt du conflit en Ukraine », communique-t-on dans la coalition centre droit « Unis pour la victoire de la Serbie ». Plus tranchant, l’ancien président Boris Tadic, qui réunit une coalition autour de son Parti social-démocrate, considère qu’il s’agit d’une « agression », « une faute de Poutine », tout comme « les sanctions incontrôlées envers la Russie sont des erreurs rappelant le maccarthysme ». Seuls les représentants de la nouvelle coalition de gauche écologiste Moramo ont rejoint les manifestations organisées contre la guerre, à Belgrade et à Novi Sad, par des mouvements pacifistes comme « les Femmes en noir », mais aussi par la petite communauté ukrainienne de Serbie. « Non à la guerre », « On ne veut pas de dictature », ont scandé plusieurs centaines de manifestants le 6, 13 et 16 mars derniers. Des ressortissants russes établis dans la capitale serbe, rejoints par leurs concitoyens arrivés ces dernières semaines, ont eux-mêmes défilé derrière un drapeau ukrainien long de plusieurs dizaines de mètres, avec le slogan : « Poutine n’est pas la Russie!». La guerre ukrainienne est une preuve de plus de la profonde polarisation de la société serbe. Face à la machine pro-russe du régime, ceux qui ne s’y reconnaissent pas trouvent une petite satisfaction à jeter de la peinture sur la fresque murale de Poutine et à inscrire au-dessus « meurtrier ».

Milica Čubrilo Filipović
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