Exposition

Cézanne n’était jamais en Italie

d'Lëtzebuerger Land du 07.08.2020

Actuellement et jusqu’au 3 janvier 2021, le musée Marmottan Monet à Paris organise une exposition inédite intitulée Cézanne et les maîtres. Rêve d’Italie. Le titre fait allusion à une exposition consacrée à Picasso qui s’était tenue au Grand Palais en 2008 (Picasso et les maîtres). La démarche, que l’on peut en partie qualifier de « génétique », consiste à confronter un Moderne à ses sources d’inspiration au sein de l’histoire de l’art. Si cette approche avait bien fonctionné dans le cas d’une œuvre aussi référencée que celle de Picasso, l’entreprise se montre plus ardue et contestable dans le cas de Cézanne, qui s’est souvent bien gardé de dévoiler sa dette à l’égard d’éventuels maîtres. Difficile, en effet, de passer pour un pionnier de la Modernité si l’on ne fait pas table rase autour de soi...

Ainsi, les rares propos qu’on lui connaît au sujet d’autres peintres – celui de vouloir « faire du Poussin sur nature » en l’occurrence – sont douteux : ils nous ont été rapportés par Joachim Gasquet, fils d’un vieil ami d’enfance de Cézanne qui s’est par la suite abusivement approprié son œuvre... Surtout, Cézanne ne s’est jamais rendu en Italie, quand bien même il passa la plus grande partie de sa vie en Provence. Dès l’entrée dans l’exposition, on se rend compte combien le rapprochement entre les toiles de Cézanne et les œuvres de ses maîtres italiens supposés peut paraître parfois forcé ou superficiel. L’héritage supposément reçu par Cézanne constitue alors le premier temps de la manifestation parisienne. Celle-ci débute ainsi par un tableau religieux, La descente de croix (1580) d’un fameux Vénitien, Jacopo Robusti, dit Le Tintoret. À ses côtés, une toile de la jeunesse de Cézanne marque le contraste, tant par son format, de très petite dimension (31 x 25 centimètres), que par la violence toute profane de son sujet, puisqu’il s’agit de La femme étranglée (1875). On est frappés – très littéralement même – par la brutalité de l’acte figuré sur la toile, rendue par une touche rapide et des postures expressives : le cul en hauteur de l’agresseur se jetant sur sa victime, qui est quant à elle renversée au sol, bras levés, chevelure rouquine affolée.

Une composition et un sujet similaires se retrouvent juste après dans une autre toile à dominante bleue, intitulée Le Meurtre (1870), elle aussi typique des années de jeunesse de l’artiste. L’agressivité du geste, les teintes sombres, la disproportion des figures, comme la volonté de déplaire au public de son temps, rappellent la peinture de Courbet, dont Cézanne fut le contemporain. Mais qu’en est-il des toiles religieuses de Tintoret, avec lesquelles ces tableautins criminels sont mis en rapport ? Les connexions sont maigres, pour ne pas dire anecdotiques dans bien des cas. Dans La femme étranglée, c’est seulement une ligne brusque, cassée, en angle droit, qui vient justifier un pareil rapprochement. Peu importe que cette ligne n’ait pas la même fonction dans chacune de ces toiles, ni même qu’on la retrouve dans de nombreuses autres peintures classiques de l’époque... Plus avant, les portraits de Cézanne – telles têtes de vieillard ou de sa mère portant un fichu blanc – sont mis en regard avec ceux de Jacopo Bassano et du Maître de l’Annonce aux Bergers.

Du portrait de l’Italien Francesco Trevisani issu du musée Granet d’Aix-en-Provence, ville où est né Cézanne, celui-ci garde moins la précision et la netteté que l’inachèvement qui entoure le visage d’Émile Zola, son ami d’enfance qui le défendra contre les critiques de l’époque avant de lui écrire un livre à charge à la fin de sa vie (L’Œuvre, 1886). Sa façon nonchalante d’ébaucher la figure deviendra d’ailleurs l’un des traits caractéristiques du style de Cézanne. La comparaison est plus convaincante encore entre la Déposition de Ribeira qui se trouve au Louvre et celle de Cézanne, qui n’en retient que trois figures principales. Une fois parvenu au milieu du parcours, les choses s’inversent : contrairement à ce qu’indique le titre de l’exposition, c’est Cézanne qui est pris pour maître par des peintres italiens du premier XXe siècle.

Plus pertinente que la première, cette seconde partie de la manifestation est sans aucun doute la plus réussie. Les paysages lumineux – la montagne Sainte Victoire comme les carrières de Bibemus, en Provence – trouvent écho parmi des peintres tels que Carlo Carrà, Ottone Rosai et Ardengo Soffici. Quand ce ne sont pas ses paysages, ce sont ces baigneuses qui vont influencer Fausto Pirandello, ou des natures mortes (auxquelles l’historien de l’art Meyer Schapiro consacre de belles pages dans Style, artiste et société, 1983), qui trouvent certaines résonances auprès du grand peintre bolonais Giorgio Morandi.

Peu importe, finalement, le degré de ressemblance entre les toiles de Cézanne et celles des Italiens qui l’auront précédé ou succédé. Rien ne s’oppose au plaisir de voir tant de belles toiles renommées réunis au sein d’un même lieu.

L’exposition Cézanne et les maîtres italiens – Rêve d’Italie au Musée Marmottan Monet à Paris dure encore jusqu’au 3 janvier 2021 ; www.marmottan.fr/

Loïc Millot
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