Les bugs ou les bedbugs

d'Lëtzebuerger Land vom 01.12.2023

Nous avons tous rêvé d’une vie qui ressemblerait à un film de cinéma. Si possible, plutôt à une comédie romantique ou à un film de super-héros qu’à un slasher movie ou à un film policier. Cependant, la réalité c’est que ce ne sont pas les scénaristes d’Hollywood que nous intéressons, mais plutôt les informaticiens de la Silicon valley. À moins d’appartenir à la famille royale d’Angleterre, il est peu probable que le cours de notre vie fasse l’objet d’un habile story telling ménageant coups de foudre et rebondissements de dernière minute, avec un suspense haletant qui se termine par un happy end. Par contre, tout est mis en œuvre pour que notre vie soit plutôt influencée par une série d’algorithmes qui permettent à quelques multinationales d’orienter nos réflexes de consommateurs.

D’ailleurs, dans le monde de 2023, comment se dérouleraient les histoires racontées au cinéma ? Harry ne rencontrerait jamais Sally, car les deux n’auraient aucune raison de matcher sur Tinder. Anna Scott achèterait ses livres sur Amazon et échapperait au coup de foudre pour un libraire de Notting Hill. Harry Potter apprendrait la magie depuis son lit dans le placard des Dursley, en regardant des tutos YouTube sur la chaîne « L’école des sorciers », animée par Dumbledo43. Il suffirait de remonter dans l’historique Facebook de Citizen Kane pour découvrir le sens du mot « Rosebud ». Et si l’on voit assez mal à quoi ressemblerait « Grand Budapest Airbnb », on imagine sans peine un « Uber Driver »…

Autrement dit, la magie disparaît un peu depuis que le destin a été remplacé par un libre arbitre assez contraint, où le principal choix qu’il nous reste, à part liker ou ne pas liker, est d’accepter ou non les cookies. Jeter un coup d’œil sur les thèmes les plus populaires sur les réseaux sociaux donne un peu le vertige, surtout si l’on a peur du vide. À part le conflit au Proche-Orient et les théories du complot (qu’on gardera comme sujets de conversation pour le prochain dîner de Noël, pour être bien certain de ne plus jamais être invité par la belle-famille), il reste les joueurs de football, les chanteurs pour teenagers et, surtout, les influenceurs. Ce n’est plus un choix personnel, mais un changement de civilisation que de consacrer dix pour cent de son budget loisirs à s’offrir des ongles peints avec des oriflammes violettes bordées de paillettes argentées.

Heureusement, il reste certains pans de nos existences où le virtuel n’a que peu d’influence. Le dernier exemple en date est celui des punaises de lit. Si les grands explorateurs des siècles derniers n’ont pas eu peur de ramener la peste ou la syphilis dans leurs valises, la perspective de faire face à des armées d’insectes hématophages représente désormais un plus grand frein pour les Jeux Olympiques de l’année prochaine que le prix des billets, les menaces de grève des transports ou la difficulté à trouver une nuit d’hôtel dans un rayon de trente kilomètres autour de Paris. Après une mobilisation exceptionnelle des laboratoires pharmaceutiques pour combattre le coronavirus, après avoir soutenu l’Ukraine pour affronter l’agression russe, voici donc le troisième péril de la décennie que notre civilisation occidentale doit affronter. Celui-ci est certes moins mortel, moins sournois, moins imprévisible que les précédents, mais il présente l’inconvénient notable de donner lieu à des manifestations dermatologiques assez disgracieuses, assorties de démangeaison qu’on imagine d’autant plus terribles qu’un seul individu peut, selon les sources bien informées, piquer 90 fois en une seule nuit. Par ailleurs il n’est pas évident que nous souhaitions développer les populations des prédateurs naturels de ces insectes, qui sont… les araignées, les mites et les cafards. On se rappelle de la fermeture prolongée de la Cinémathèque de Luxembourg en 2018, pour cause d’infestation. Il avait fallu plusieurs mois, et des traitements sophistiqués avant que ne redeviennent fréquentables les vénérables fauteuils rouges de la Place du Théâtre.

À choisir, le virtuel et ses bugs valent peut-être mieux que le réel et ses bedbugs.

Cyril B.
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