Heurs et malheurs de la rue de l’Alzette. Un reportage

Esch 2019

d'Lëtzebuerger Land du 01.02.2019

The rent is too damn high « Pourquoi la loi du marché ne joue-elle pas ? », s’interroge Pim Knaff, l’échevin DP de la Ville d’Esch-sur-Alzette. Une soixantaine de commerces n’y trouvent pas de locataires, sans que les loyers ne baissent pour autant. Cette situation « ass net wierklech erklärbar », se désole le libéral Knaff. C’est le mystère de la rue de l’Alzette. « En tant que privé, ajoute le maire chrétien-social, Georges Mischo, je préférerais toucher un loyer de 300 ou 400 euros plutôt que de laisser les locaux vides ».

Quant à prélever une taxe sur les locaux de commerce inoccupés, une option introduite par l’ancienne majorité socialiste mais jamais mise en œuvre, Mischo et Knaff estiment que « ce serait très compliqué », et avancent le nouveau Règlement général sur la protection des données. En 2012, le CSV avait voté en faveur de l’introduction d’une taxe sur les maisons inoccupées, alors que le DP y voyait le signe d’un « schläichende Kommunismus ». La nouvelle majorité CSV-Verts-DP cherche donc le contact avec les propriétaires des magasins vides, les priant de bien vouloir revoir leurs loyers à la baisse. Or, les propriétaires des immeubles de la rue de l’Alzette sont difficiles à joindre. Ils habiteraient souvent loin d’Esch, il y aurait « une déconnexion » entre leurs attentes et la réalité.

Astrid Freis gère depuis 25 ans une agence immobilière, rue de l’Alzette. Elle concède que les loyers seraient « un peu trop chers », mais dit constater « une petite baisse » : « Les locaux ne partent pas ». Selon ses estimations, la surface commerciale se louerait actuellement entre 35 et 40 euros le mètre carré, rue de l’Alzette. Soit un quart des loyers payés rue Philippe II, avenue de la Porte-Neuve ou Grand-Rue. (Dans son dernier rapport annuel, l’agence Jones Lang LaSalle estime que dans ces « prime high street locations » de la capitale, le loyer se situerait en moyenne de 150 euros le mètre carré, alors qu’il serait de 110 euros dans les centres commerciaux du Speckgürtel.)

Certains propriétaires, assure Astrid Fries, feraient des remises temporaires à leurs locataires pour leur accorder un sursis financier. L’agente immobilière Freis est en même temps présidente de l’association des commerçants d’Esch-sur-Alzette, sans qu’elle n’y voie un conflit d’intérêts. Qu’elle ait été conseillère communale pour le LSAP (avant de finir parmi les derniers de la liste lors des élections en 2017) ne facilite pas ses contacts avec la nouvelle majorité.

Désolation Une atmosphère de désolation se dégage de la rue de l’Alzette. Dans et autour de « la rue piétonne la plus longue du pays », les magasins ferment les uns après les autres. Derniers exemples en date de cette lente érosion : le magasin électroménager Kill, la vinothèque Rommes, ainsi que les boutiques de chaussures Goedert et Vedette. La galerie Schortgen, qui avait ouvert rue de l’Alzette en 1990, fermera ses portes d’ici juin, mais gardera son local rue Beaumont à Luxembourg-Ville.

Construit par le commerçant et politicien chrétien-social Ady Jung au début des années 1970 – à la même époque que la Belle Étoile et la City Concorde –, le centre commercial Mercure est le témoin d’un modernisme révolu. La galerie marchande, située en bas de la rue de l’Alzette, est restée dans son jus : sols marbrés, néons fluorescents, lucarnes ovales. Trop cher en frais d’entretien, l’escalator vient d’être enlevé. On gravit donc l’escalier en colimaçon pour être accueilli par le silence. La plupart des locaux sont vides. Une partie du premier étage a été louée à une église évangéliste, qui affiche ses horaires en portugais.

En haut de la rue de l’Alzette, en face du Théâtre municipal, on longe sept magasins consécutifs, tous abandonnés, en attente d’un nouveau locataire. Les franchises bas de gamme (C&A, Pimkie, H&M) dominent désormais la zone piétonne, flanquées d’agences de banques et – comme si le marché tenait à ajouter l’insulte à la blessure – d’agences immobilières. Symbole de cette provincialisation : un centre de prélèvement sanguin Ketterthill vient d’ouvrir dans la rue de l’Alzette. Les derniers magasins de tradition qui résistent encore à la saignée sont le magasin de chaussures Haas, la boucherie Werdel, la boutique de confection haut de gamme Italian Style, la bijouterie Hirsch-Glesener et une filiale de la pâtisserie Namur.

Faisant le coin avec la rue de l’Alzette, la rue du Brill est commercialement dévastée : pas moins de douze locaux sont fermés. Dans cet ancien centre culinaire d’Esch, la plupart des restaurants ont disparu. Ils ont été remplacés par une fiduciaire, deux agences immobilières et une boîte d’intérim. N’y subsistent plus que quelques kebabs, un « bar à champagne », une pizzéria et un « BBQ coréen ».

250 idées déco Le bloc « bürgerlich » noir-vert-bleu avait conquis Esch-la-Rouge en promettant une politique dans l’intérêt des classes moyennes luxembourgeoises. Le DP avait intitulé son programme électoral « Esch erëm op de Niveaubréngen », le CSV avait fait miroiter l’image d’Esch comme « capitale des start-ups ». Stupéfaite par sa propre victoire, la nouvelle majorité avait bourré son accord de coalition d’anglicismes tels que « pop-up stores » ou « shared spaces », comme pour mieux cacher sa perplexité. Quatorze mois après le séisme politique, les nouveaux édiles avouent que « revaloriser Esch » sera « un travail de longue haleine », comme l’exprime Pim Knaff.

En manque d’inspiration, le conseil échevinal a commandité une étude et l’a intitulée « Mäi Quartier. Meng Wënsch ». Durant l’été 2018, 1 300 passants et habitants de la rue de l’Alzette ont été interrogés. Pas moins de 73 pour cent des sondés étaient de nationalité luxembourgeoise, neuf pour cent de nationalité française et seulement huit pour cent de nationalité portugaise. Il s’agit d’une extraordinaire déformation de la réalité : Dans les quartiers Brill et Al-Esch que traverse la rue de l’Alzette, la part de Luxembourgeois est de 23 respectivement 34 pour cent ; les Portugais y représentent par contre 53 et 38 pour cent.

Ce « processus participatif » aura débouché sur 250 propositions, dont quinze seront mises en œuvre « directement en 2019 ». Il s’agit pour la plupart d’idées déco : bacs à fleurs, éclairages « plus colorés », campagne « anti-littering », lutte contre les crottes de chien, augmentation du nombre de poubelles et installation d’une toilette publique « autonettoyante temporaire unisexe ». Une des mesures étonne pourtant par sa radicalité : « Mettre en place des boutiques éphémères devant les locaux vides (ou à l’intérieur) et changer les mentalités des propriétaires des surfaces commerciales ». Georges Mischo évoque des conteneurs que la commune pourrait installer devant les commerces à louer ; puisque la rue appartient à la commune. Mais peut-être ne s’agit-il que d’un simple coup de bluff destiné à mettre la pression sur les propriétaires récalcitrants.

Ces dernières années, à travers la ville, les murs des écoles et des logements sociaux ont été recouverts de gigantesques fresques colorées aux motifs kitsch : des jeunes filles en fleurs entourées de livres ou de colibris. La majorité de Georges Mischo veut continuer dans cette voie et promet un « renforcement de l’esthétique » : « Non seulement les façades, mais tout l’espace public seront intégrés dans le projet ‘urban art’ et conçus de façon artistique », lit-on dans le bilan de « Mäi Quartier. Meng Wënsch ».

À l’époque de l’hégémonie socialiste, la Ville d’Esch tentait déjà d’attirer les classes moyennes. Elle s’y prenait maladroitement. Le réaménagement de la populaire place du Brill témoigne de ces efforts de gentrification « par le haut » : Deux cubes blancs, rappelant l’imaginaire Apple, y étaient implantés en 2015. Ils hébergent un restaurant sushi et un espresso-bar franchisé. La commune donnait un des deux locaux – ainsi que le café du Théâtre municipal – en location à 1Com, le groupe qui exploite la plupart des locaux d’Entertainment sur les rives de Clausen. Au moment même où les rives de Clausen commençaient à péricliter, les édiles en importaient les gérants à Esch.

Conca d’oro La gentrification se sera matérialisée non pas par une politique publique, mais de manière plus ou moins spontanée. Un peu en retrait de la rue de l’Alzette, au croisement de la rue du Fossé et de la rue Large, un axe hipster s’est formé. Entourés d’agences d’intérim, de bureaux d’assurances et de bars populaires, des boutiques de niche s’y sont agglutinés ces cinq dernières années : la micro-torréfaction Babbocaffè et ses barristas ; la Librairie Diderich, qui a réduit son espace livres pour faire place à un « coffee corner » à l’esthétique épurée – où on sert, forcément, des Fritz-Kola et du gâteau aux carottes « homemade » – ; Old Bell, un salon de coiffeur/barbier « vintage » ; ainsi que le mini-restaurant We Cook qui s’affiche « vegan friendly » et propose des plats sans lactose ni gluten.

Ce croissant fertile de la boboïsation s’étend jusqu’à la rue Victor Hugo. Fin 2017, Claudio Caruso y a ouvert Vinyl Harvest, un magasin de disques spécialisé dans l’électro, mais vendant également des sacs, casquettes et vêtements « made in Germany », très tendance et assez onéreux. (L’endroit hébergeait auparavant une boucherie halal.) Après avoir vécu sept ans à Francfort, Caruso a choisi de s’installer à Esch où il se sent « comme dans un quartier d’une grande ville ».

Son échoppe n’est pas exactement une affaire lucrative. Durant les trois-quarts d’heure qu’a duré l’interview, pas un client n’aura franchi le seuil de la boutique. Le disquaire – qui réalise une bonne partie de son chiffre d’affaires par la vente en ligne – se définit comme « curateur plutôt que commerçant ». Pour gagner sa vie, Caruso travaille à mi-temps comme employé dans la capitale. Les samedis après-midi, des concerts sont organisés dans l’échoppe et, deux lundis par mois, des séances de yoga s’y tiennent sur fond de musique ambient, mixée en direct par un DJ. L’échoppe donne sur un petit jardin japonais recouvert de galets et bordé de bambous et de pins.

Il serait hâtif de réinterpréter cet îlot – auquel viendra prochainement s’ajouter Chiche, le très couru restaurant syrien actuellement installé à Hollerich, comme signe d’une gentrification imminente. L’évolution des prix de vente dans le résidentiel à Esch reste en-dessous de la moyenne nationale. Depuis 2010, la hausse annuelle n’a été « que » de 3,7 pour cent pour les appartements existants (la moyenne nationale étant de 4,8) et de 3,9 pour cent pour les appartements en construction (contre 5,1 au niveau national). Mais le lancement d’une école internationale à Esch pourrait motiver les cadres travaillant à Belval de venir s’établir dans la Minettmetropole.

Gréng Wiss Tout semble conspirer contre la rue de l’Alzette : À côté de l’essor du commerce électronique, des nouveaux centres commerciaux poussent comme des champignons à travers le pays (lire page 10). Par rapport aux centres villes, les shopping malls disposent d’un avantage stratégique : un seul propriétaire peut y composer le mélange parfait de commerces, ajustable selon les modes changeantes. Dans le monde idéalisé du mall, il n’y a pas de pluie, pas de saleté, pas d’imprévus, pas de mendiants. C’est un ersatz d’urbanité qui escamote la mixité sociale.

Prolétariat paupérisé Tout comme d’autres villes commerçantes, tels que Wiltz et Ettelbruck, Esch se voit confronté à la chute du pouvoir d’achat de sa population. À la notable exception de la capitale, les centres urbains luxembourgeois se sont paupérisés. Sur les dernières décennies, une ségrégation sociale s’est opérée en silence : La bourgeoisie et les fonctionnaires luxembourgeois ont fui les villes pour les communes dortoirs, remplacés par les ouvriers immigrés et souvent précarisés. Treize pour cent de la population eschoise sont ainsi au chômage, huit pour cent touchent le RMG. Cette articulation géo-spatiale des inégalités sociales se reflète le plus crûment dans les parcours scolaires : Statistiquement, un élève eschois a plus de probabilités d’être orienté vers le modulaire que vers le classique.

Un quart de la population eschoise travaille dans l’industrie manufacturière, mais les salaires ne rivalisent plus avec ceux payés jadis dans la sidérurgie. À Esch-sur-Alzette, le salaire médian n’est que de 2 660 euros. C’est le niveau le plus bas de toutes les 105 communes qu’a recensées le Statec pour son Indice socio-économique publié en 2017. (Dans les communes huppées couronnant la Ville de Luxembourg – Niederanven, Sandweiler, Leudelange, Bertrange, Kopstal –, le salaire médian dépasse ainsi les 4 500 euros.)

Encore faudra-t-il calculer ce qui reste pour vivre, une fois le loyer payé. Dans la dernière édition du Rapport travail et cohésion sociale, le Statec note que le « revenu résiduel » des locataires modestes (le tiers d’en bas) n’était que de 47 pour cent. C’est-à-dire que plus de la moitié du salaire de ces ménages est engloutie par le coût du logement. (Le pouvoir d’achat de la classe ouvrière fond à une vitesse fulgurante : En 2012 encore, le revenu résiduel était de 63 pour cent.) Perceptible tout au long de la rue de l’Alzette, le dévissement de la haute et moyenne gamme vers le bas de gamme exprime donc une froide réalité sociale. Aux commerçants innovants de s’y adapter.

Bien-sûr, il existe encore à Esch des avocats, médecins, ingénieurs, hauts fonctionnaires (et même trois ministres). Mais les habitants des beaux quartiers du Gaalgebierg ou de Dellhéicht semblent avoir abandonné le centre-ville populaire. Durant la campagne pour les législatives, le DP avait posté une vidéo sur Facebook sur laquelle on voyait le ministre des Finances, Pierre Gramegna, se présenter comme « Escher Jong » tentant de gagner en street cred auprès des électeurs. Visiblement embarrassé, l’ancien diplomate parcourt la rue de l’Alzette et cherche à trouver quelque chose de positif à dire : « La rue de l’Alzette, elle a beaucoup changé, commence-t-il. Mais c’est toujours la plus longue rue commerciale du pays. Sous cette rue coule toujours l’Alzette. »

PTSD Le visiteur est frappé par le défaitisme et le misérabilisme exprimés par les Eschois. Comme si l’expérience de la crise sidérurgique avait provoqué une forme de trouble de stress post-traumatique. « Cela me gêne que les Eschois soient les premiers à rabaisser leur ville, plus que ne le font les gens en dehors d’Esch », dit Georges Mischo. « Oui, il y a une morosité ambiante, estime de son côté le député et conseiller communal Marc Baum (Déi Lénk). Si tu habites une ville ouvrière – et Esch reste toujours une ville ouvrière – et qu’il n’y a plus de narratif qui donne de la valeur à toi et à ton travail, alors tout devient très vite merdique. Le fait d’être une ville ouvrière n’est alors plus quelque chose dont on est fier, mais la preuve d’un échec – individuel et collectif. »

Le contraste entre cette morosité ambiante et le faste des façades de la rue de l’Alzette crève les yeux. Les immeubles néo-gothiques et art-déco expriment l’optimisme et la croyance dans le progrès qui furent ceux de la bourgeoisie du début du XXe siècle. En 1960, le Land nommait la rue de l’Alzette « zur größten und, mit einem leichten Vorbehalt, wohl auch schönsten, sicher aber repräsentativsten Geschäftsstraße des Landes ». Cette attractivité était en grande partie le mérite des commerçants juifs actifs dans les textiles, les chaussures, le cuir et la maroquinerie. Dans un hors-série des Cahiers luxembourgeois de 1999, Paul Cerf et Isi Finkelstein recensaient 86 commerces détenus par des Eschois juifs à la veille de l’invasion nazie. Cerf et Finkelstein relatent que le jour du Yom Kippour, « la plupart des magasins juifs fermaient, ce qui signifiait que la moitié des magasins de la rue de l’Alzette avait porte close. Les Eschois le savaient et avaient pris l’habitude de ne pas faire leurs achats ce jour-là ». Au lendemain de la guerre, le nombre de commerces détenus par des familles juives n’était plus que de 41, pour tomber à dix en 1999.

Don’t call it a comeback Au début des années 1980, l’endettement de la commune battait tous les records et la population était passée en-dessous de la marque des 25 000. En 1986, Esch se remettait lentement de la crise sidérurgique et la coalition LSAP-KPL lançait un nouveau slogan : « Esch bouge ». Ce fut le début des travaux d’assainissement du quartier Al-Esch. Au début des années 1990, la nouvelle rue de l’Alzette, ornée de 29 mâts en acier peints en mauve, fut inaugurée. L’idée, expliquait alors l’architecte de la ville, Jean Goedert, aurait été de considérer « la rue comme espace pour un Gesamtkunstwerk ».

« D’ici dix ans, Esch sera de retour » ; cette phrase on l’aura entendue à plusieurs reprises au cours de nos recherches, mais presque toujours prononcée par des Stater. Comme si le « ground zero » avait été atteint et qu’on se retrouvait à l’aube d’une renaissance. Mais cette prévision, on l’entendait déjà il y a dix ans, quand l’arrivée de l’université à Belval était annoncée. Esch allait devenir une ville étudiante, le quartier multiculturel du Brill allait grouiller de chercheurs et de jeunes diplômés. Or, la population de l’Uni.lu reste invisible à Esch, et on y cherche en vain un seul café étudiant. Coupée par l’usine Arcelor-Mittal, le campus s’est révélé être une exclave qui se développe en parallèle au vieil-Esch. À peine élu, Georges Mischo avait présenté l’année culturelle comme occasion pour relancer le commerce, attirer l’artisanat et les « grandes banques ». Les grandes expectations, jadis incarnées par l’Uni.lu, se sont portées sur Esch 2022. Rendez-vous en 2029.

Bernard Thomas
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