Clap de fin pour Nobles Crus, le fonds investissant dans le vin n’est plus. Tout un écosystème a failli

Une histoire qui tâche

d'Lëtzebuerger Land du 03.02.2023

Liquidée. L’annonce a paru incognito dans les quotidiens nationaux fin janvier. Le nom de la société mise en liquidation, Elite’s Exclusive Collection, n’évoque rien pour le grand public. D’ailleurs, la presse n’en a pas fait écho. Ce fonds d’investissement symbolise pourtant une tendance sur laquelle le Luxembourg de la finance avait misé au sortir de la crise des subprimes et au crépuscule du secret bancaire. Refroidis par l’effondrement des marchés financiers mités par les produits structurés d’une complexité toxique et confrontés à l’effondrement des bourses, certains investisseurs s’étaient tournés vers des produits manifestement plus simples et familiers, que l’on pouvait toucher. Parmi ces fonds investissant dans des actifs réputés tangibles (ou « passion » selon l’idiome du promoteur Elite Advisers) figure Nobles Crus, en réalité un des quatre compartiments d’Elite’s Exclusive Collection (où l’on plaçait aussi ses sous dans des montres de luxe ou des diamants), un Sicav-Fis réglementée par la CSSF et placée en liquidation le 14 janvier.

« Nous fonctionnons comme n’importe quel fonds action ou obligation. Simplement, au lieu d’analyser les cash flows, Christian (Roger, ndlr) déguste les vins », avait expliqué Michel Tamisier en 2009 en désignant son gérant-banquier-sommelier, des propos rapportés sur Paperjam.lu. Dans le même article, l’autre gérante Miriam Mascherin, dorénavant Wilson, soulignait la sécurité offerte par la régulation de la CSSF et fustigeait les autres Sicav investis dans le vin « des structures britanniques offshore ». Selon les deux anciens de la prestigieuse société de gestion Carmignac (basée place Vendôme à Paris), « les marchés offrent des produits peu transparents, des produits de plus en plus techniques, compliqués et souvent impersonnels, avec des périodes de lock-up (limitations de sortie). Nous ne sommes pas dans le virtuel. Il s’agit de vraies bouteilles de vin ». Voici ce que promettait Nobles Crus.

En 2011, le sous-compartiment affichait une progression insolente de la valeur de son titre (représentatif de la valeur donnée aux vins en cave divisée par le nombre d’actions) : cinquante pour cent depuis la création du fonds en 2008 alors que l’indice MSCI World, miroir de l’évolution des marchés boursiers, perdait autour de trois pour cent. Soit plus de dix pour cent par an en moyenne pour le « fonds vin ». L’insolence se retrouvait dans son rapport annuel. « In 2011, the crisis did not have any real impact on the top-end luxury market. This was the case for fine wines as well as expensive cars (Ferrari and Bentley are doing well) and yachts (the 30 to 40 metre category has suffered, but the market for boats above 50 metres is booming). »

Les actifs sous gestion étaient détaillés dans la documentation. 51,6 millions d’euros de vins de grande facture (« investment grade ») présentés bouteille par bouteille. Apparaissaient ainsi par centaines des Petrus (Pomerol), Haut-Brion (prestigieux château dans le bordelais détenu par la famille Dillon et dirigé par le Prince Robert de Luxembourg), Yquem (Sauternes) ou encore Lafite-Rothschild (Pauillac), dont un double magnum 1982 d’une valeur 26 000 euros. Des tombereaux des plus belles appellations de Bourgogne : la-tâche, Echezeaux, Romanée Conti (dont un millésime 1915 à 30 000 euros). D’autres vins avaient été achetés en primeur, c’est-à-dire pendant la vinification et pas encore mise en bouteille, pour une valeur de 9,4 millions d’euros, exclusivement des bordelais et essentiellement les (excellents) millésimes 2009 et 2010.

Dans les comptes 2011 audités par Deloitte, la « juste valeur » (fair value) des bouteilles était estimée à 61 millions d’euros pour une valeur d’acquisition de 47 millions, soit une « appréciation non réalisée de 14,2 millions ». L’action valait 167 euros. Apparaissaient aussi les management et performance fees pour Elite Partners (associé gérant commandité) et ses conseillers pour les vins, mais aussi pour les montres de luxe, un portefeuille d’une valeur onze millions d’euros (presque moitié moins que la collection personnelle de Flavio Becca) : 1,1 million d’euros de management fees (dont 953 000 pour Nobles Crus) auxquels s’ajoutaient 360 000 euros de performance fees (200 000 pour le seul compartiment vin). Elite partners ponctionne deux pour cent (par an) de la valeur des actifs et vingt pour cent de la performance si elle est au-dessus de dix pour cent (des commissions classiques dans le monde financier). Elite Advisers, le promoteur (qui détient le general partner), employait alors quatre personnes en plus des deux dirigeants. Une grosse partie des recettes (1,6 million d’euros en 2011) partaient en rétro commissions aux vendeurs du fonds, c’est-à-dire les conseillers en investissement, les gérants de patrimoine, les compagnies d’assurances, etc.

Le développement de ces fonds tangibles s’opérait dans un écosystème plus général de diversification de la place financière. Le Freeport, coffre fort pour objets luxueux, en constituait un maillon. La loi instaurant cette zone de stockage en suspension de taxe en bordure d’aéroport avait été déposée en mars 2011 par le ministre des Finances, Luc Frieden (CSV). « Le régime convient particulièrement pour les transactions réalisées dans le cadre des marchés boursiers », est-il écrit dans l’exposé des motifs. Les actifs sous-jacents des fonds d’investissement « peuvent changer de propriétaire à de nombreuses reprises dans de brefs laps de temps et font intervenir des opérateurs du monde entier », relevait-on. Elite Advisers avait engagé une discussion pour stocker ses vins au Findel (à la place ou en complément de sa cave au port franc de Genève). Une bourse de titres représentatifs d’œuvres d’art, Splitart, devait également voir le jour au Luxembourg. En juin 2012, faute d’avoir convaincu la CSSF et les investisseurs, Splitart licenciait sa dizaine d’employés puis mettait la clé sous la porte.

Pour Nobles Crus, la tempête est arrivée en octobre 2012 par la Belgique et le Royaum-Uni. Le Vif et le Financial Times citaient l’analyste indépendant Jean Walravens, lequel estimait que les prix des bouteilles du fonds (détaillées dans le rapport 2011, elles ne le seront plus jamais) étaient surévalués et que les profits générés tenaient essentiellement aux plus-values latentes, celles qui pourraient être réalisées par des ventes futures. « Chaque fois que le fonds achète une nouvelle bouteille, probablement à un prix proche du prix du marché, un ‘profit’ est instantanément généré, puisque la valorisation se fait à un niveau de prix supérieur. Le jour où il y aura plus d’actionnaires sortants qu’entrants, ces profits fictifs disparaîtront. Pire : le fonds devra vendre des bouteilles et les pertes s’accumuleront », expliquaient Jean Walravens dans La Tribune en 2012. Prophétie autoréalisatrice ?

Les principaux actionnaires du fonds, la Banque Generali et sa Sicav BG Selection (qui avaient acheté pour quelque 80 millions d’euros d’actions de Nobles Crus), ont effectué plusieurs demandes de rachats dans les semaines suivantes. Le fonds, disposant de dix pour cent de cash et pouvant vendre du vin, a honoré les premières requêtes. Mais, le 27 mai 2013, la CSSF a informé Elite Partners (avec la banque dépositaire Caceis, responsable de la garde des actifs, en copie) de sa décision de suspendre le compartiment Nobles Crus. « Considérant les problèmes de liquidité, de valorisation ainsi que de réconciliation des actifs auxquels le compartiment est exposé, il y a urgence en l’affaire », a alors écrit la direction générale composée de Jean Guill, Andrée Billon et Claude Simon. Étaient ainsi interdits les émissions d’actions du compartiment, les rachats d’actions et les remboursements d’actions.

La chienlit pour Elite. En fait, le début de la fin. Generali a poursuivi le fonds devant le tribunal d’arrondissement pour récupérer sa mise. Au cours de la procédure, le fonds a fait valoir que « la suspension des rachats, imposée par la CSSF, rendrait les demandes litigieuses et irrecevables ». Selon le jugement rendu le 7 février 2014, les magistrats ont entendu l’argument en estimant toutefois que les demandes de remboursement étaient elles aussi fondées. « Le paiement ne saurait intervenir qu’après la mainlevée de la décision de la CSSF », a ainsi tranché le tribunal commercial, décidant de surseoir à statuer « en attendant l’issue de la mesure décrétée par la CSSF ».

Et pourtant, parallèlement, la liquidation des parts se joue en coulisse. Fin février, des courriers électroniques sont échangés entre des représentants de la gérance du fonds, de la CSSF, de la banque dépositaire Caceis et de l’auditeur Deloitte. Est demandée une « levée partielle de la suspension » pour permettre le rachat en nature des 180 000 actions de Generali et de BG Selection et le remboursement d’une créance au groupe italien de trois millions d’euros. Le montage envisagé est le suivant : Generali vend ses actions et créances à Morabanc qui accepte moyennant un rachat immédiat en bouteilles.  « Morabanc est une banque privée avec siège social à Andorra la Vella. Elle agit pour son propre compte mais en relation avec un mandat donné par Monsieur He Xiangjian », est-il écrit dans le courrier d’Elite Partners au régulateur. Le mandant serait un milliardaire chinois actif dans l’électroménager. « Qui prouve qu’il est effectivement à la manœuvre derrière cet institut financier andorran ? », se demandent des investisseurs qui s’estiment lésés. La transaction pèse 38 millions d’euros, soit 45 pour cent de la valeur nette d’inventaire de Nobles crus fin 2013. « La décote acceptée (et confidentielle) par Generali doit s’analyser comme une prime de liquidité nécessaire pour sortir Nobles Crus (de l’ornière ?, ndlr) endéans le court terme », lit-on encore. Le gérant précise que cela ne remet pas en cause la valorisation retenue pour Nobles Crus qui « tout en n’étant pas scientifiquement parfaite, n’a pas été surestimée », tentent de rassurer les gérants. Ils avancent même l’argument selon lequel empêcher cette transaction avec Generali et Morabanc « risquerait de conduire à une liquidation volontaire hasardeuse ou une liquidation judiciaire, aucune de ces options ne serait dans l’intérêt des actionnaires de Nobles Crus et déclencherait probablement le déferlement d’articles de presse négatifs, tant à l’égard de Nobles Crus que de la place financière en général ». Les bouteilles sélectionnées pour l’échange ont fait l’objet de huit mois de négociations. Le gestionnaire prétend avoir veillé à ce que l’équilibre des actifs (notamment le mix Bordeaux/Bourgogne) demeure. Un engagement non respecté selon les newsletters consécutives (qui ne mentionnent plus que les pourcentages des vins par région).

Après le rachat orchestré en mars 2014 pour Generali, Nobles Crus devait disposer de 51 millions d’euros d’actifs, mais faisait encore face à 19 millions d’euros de demandes de rachats. Elite Partners allait proposer à ses actionnaires soit de vendre 22 millions d’euros de vin pour 17 millions (donc avec une décote de 22 pour cent sur la valorisation), soit de restructurer le fonds et d’engager une liquidation lente (pour ne pas brader les vins). Entre fin 2013 et juin 2021, Nobles Crus a vendu 43,1 millions d’euros de vin, lit-on dans le rapport annuel 2020 publié en août dernier. Dans sa dernière communication à ses investisseurs de Nobles Crus, Elite Partners annonce disposer de 19 millions d’euros de cash face à quatorze millions d’euros de rachats d’actions. Alors qu’aucun rachat n’était permis. À même nombre d’actions en circulation pourquoi les demandes de rachats ont chuté en valeur ? Depuis 2014, la valeur par titre s’est effondrée. Fin 2020, elle s’établit à 65 euros pour la plus chère (Class A). La faute aussi à la faillite du principal négociant du fonds pour les primeurs, la Place des vins sàrl. Selon Elite Partners, la perte liée aux vins non livrés s’établit à 13,4 millions d’euros, soit les deux tiers de leur valeur globale, estimée à 19 millions d’euros. Il ne restait fin 2020 qu’un peu plus de 3,1 million d’euros de vins en stock.

Le 18 mars 2020, 23 investisseurs représentant 2,4 pour cent du capital ont assigné le fonds, Elites Partners, le nouvel auditeur EY, Caceis et BG Selection devant la justice commerciale du Luxembourg. Seize autres investisseurs se sont joints en décembre 2021. L’affaire devrait être plaidée cette année. Sollicitée pour des explications et commentaires, Elite Advisers ne prend même pas la peine de décliner. L’avocat de la société, François Moyse, et le liquidateur Éric Chinchon, ne souhaitent pas s’exprimer. Ce dernier « ne parle pas à la presse dans l’intérêt des investisseurs, afin de maximiser leur retour ». Le site internet du promoteur Elite Advisers a été réduit à sa dimension la plus congrue en septembre 2019. Les informations aux investisseurs et au public sont diffusées au compte-gouttes depuis la suspension du fonds et sa liquidation de facto. En 2017, Elite Advisers a élargi ses statuts. Il ne s’agit plus seulement de distribuer des fonds d’investissement. « La société a également pour objet la commercialisation de toutes boissons généralement quelconques, alcoolisées ou non alcoolisées, et en particulier de vins et spiritueux ainsi que tous produits liés à la dégustation de vins et à l’œnologie ».

La mise en liquidation du 14 janvier officialise la petite mort entamée depuis mai 2013. Albert Biebuyck, le directeur d’Investor protection, société portant les intérêts des investisseurs plaignants, comprend que la direction d’Elite Advisers devait se sentir « gênée d’encaisser des commissions de gestion alors qu’il ne reste presque plus que du cash dans le fonds ». Il fait remarquer que, depuis 2014, les grands Bordeaux ont vu leur valeur augmenter de moitié, les grands Bourgogne de deux cent pour cent… sur la même période, l’action de Nobles Crus a perdu 70 pour cent de sa valeur. Albert Biebuyck regrette l’attitude du régulateur, qui n’aurait « rien fait » pour les petits investisseurs et au contraire aurait permis au géant Generali de sauver ses billes par un rachat en période de suspension. Sur le fil Twitter de Nobles Crus, les deux derniers tweets datent de décembre et mai 2014 et renvoient vers des articles de Paperjam, mis hors-ligne depuis. Ils évoquaient respectivement l’espoir de revenir sur de bons rails et une vente pour 31 millions d’euros de vin. L’antépénultième gazouillement, en avril 2013, est la vidéo d’une présentation commerciale dans une banque et devant des distributeurs de fonds. Voulant faire de l’humour, Michel Tamisier explique sa rencontre en 2007 avec Christian Roger « qui sévissait déjà dans l’investissement en vin » (sic). Le port franc luxembourgeois n’a lui jamais décollé et est disponbile à la vente. Son promoteur et marchant d’art Yves Bouvier, usé par les procédures judiciaires entreprises par l’un de ses clients oligarques russes, Dmitryi Rybolovlev, cherche à la céder.

Pierre Sorlut
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