Les parcs et jardins modèlent l’image des villes. Leur développement tient à des volontés politiques que les enjeux écologiques exacerbent

Attraction de parcs

Le Parc Tony Neuman, au Limpertsberg,  ce lundi midi
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 08.12.2023

Le 7 juin 2023, quelques jours avant les élections communales, les édiles de la Ville inauguraient en grande pompe « le plus grand parc de la capitale », plus de seize hectares, au Ban de Gasperich. Dans le même temps, la minéralisation de la capitale est flagrante et dénoncée par les partis d’opposition. Place de Paris, place Guillaume ou place Hamilius, par exemple, des arbres ont été enlevés. Même chose avenue Pasteur ou rue Gellé. Ce que ne manquent pas de pointer les Verts ou les Socialistes, plaidant pour plus d’arbres, de haies et d’autres couvertures végétales et pour une stratégie de verdissement plus volontariste. Ces propositions vont au-delà de la création d’espaces d’agrément « invitant à la détente et au ressourcement » (selon les termes du dossier de presse du parc de Gasperich). Il s’agit d’apporter des réponses aux hausses de températures et aux problèmes de qualité de l’air. Au Luxembourg, comme ailleurs, la ville devient le modèle dominant d’habitat : en 2050, les trois quarts de la population de la planète vivront dans des villes. Le rôle et la place des espaces verts est prépondérant dans les choix politiques. Prendre en compte l’environnement dans les aménagements urbains est une évidente nécessité.

L’histoire de la création des espaces verts urbains est liée à celle de l’évolution politique et sociale. Le lien entre espaces verts et conditions socio-économiques est même au fondement de la création des parcs et jardins publics impulsée aux 18e et 19e siècles par les révolutions sociales, industrielles et politiques dans toute l’Europe. L’apparition de parcs publics dans les villes remonte à l’ouverture progressive de jardins privés, royaux, princiers et ecclésiaux. Au cours du 18e siècle, certaines parties des parcs royaux, destinés à la chasse et au délassement, sont rendues accessibles au public. C’est le cas des Tuileries à Paris, de Hyde Park à Londres ou du Prater à Vienne. (Le parc animalier entourant le château Mansfelsd à Clausen, laissé à l’abandon dès le 17e siècle, était trop excentré par rapport au centre politique pour faire l’objet d’aménagements.) Mais l’idée d’un jardin public exclusivement destiné à la promenade et aux loisirs des citadins n’émerge que plus tard. Le premier naît près de Liverpool : Le Parc Birkenhead est aménagé en 1847 par l’architecte Joseph Paxton sur la seule idée philanthropique d’offrir à la population des espaces verts. D’autres villes suivent, notamment Londres et Paris, et les parcs publics sont intégrés à la planification urbaine et au développement des villes, en plein essor industriel. Ces « poumons verts » s’imposent comme un nouvel élément d’urbanisme. Un vocabulaire spécifique voit le jour : allée, square, avenue, esplanade, jardin...

Luxembourg a pris un peu de retard. La forteresse limitait le développement de la ville. Des jardins privés ou monacaux sont cependant visibles sur des plans d’avant 1867, présentés dans l’exposition Vu Gäert a Bicher à la Bibliothèque nationale du Luxembourg. La place Guillaume II et la place d’Armes sont arborées, l’allée Scheffer était aménagée comme promenade publique au pied des ouvrages militaires. Dans le livre qui accompagne l’exposition, Robert Phillipart rappelle aussi que « la promenade du général passant entre les ceintures intérieure et extérieure du front de la plaine (emplacement du parc actuel de la ville haute) était accessible au public le dimanche et contre paiement de droits d’entrée ».

Le démantèlement de la forteresse laisse d’importants espaces et les mots du traité de Londres orientent la politique pour changer le visage de la ville : « Sa majesté le Roi et Grand-Duc, [...] prendra les mesures nécessaires, afin de convertir la dite place forte en ville ouverte ». L’État autorise la vente des terrains des anciens forts à des particuliers par la loi du 21 mai 1868, afin de couvrir une partie des coûts de démantèlement des remparts et de construction des nouvelles avenues. « Les investisseurs recherchés par le Gouvernement furent des hommes d’affaires fortunés, car l’État voulait attirer des décideurs, des fortunes, et rentrer ainsi dans ses frais », relate Robert Philippart. L’idée de la création d’une ceinture verte autour de la ville prend forme et, en 1871, le ministre d’État Emmanuel Servais fait appel à l’ingénieur-paysagiste français Édouard André. Ce dernier avait participé aux aménagements du parc des Buttes-Chaumont à Paris, sous la direction de Jean-Charles Alphand. De cette expérience, il savait que la transformation d’anciennes friches (le site parisien était une ancienne carrière et une décharge) en un paysage idéalisé à la nature domptée allait valoriser les terrains voisins constructibles. Les parcs seront entourés de cordons de villas qui, avec leurs jardins, se fondent dans l’ensemble grâce à un écran de verdure qui ne ménageait que de rares échappées de vue sur tel ou tel bâtiment. Les terrains situés à proximité du parc étaient recherchés par les familles fortunées. Dans Ons Stad, Isabelle Yegles-Becker cite : « Le médecin Feltgen, Ie professeur de Waha, le fabricant Lévy, les fabricants de textile Godchaux, le baron Félix de Blochausen, le fabricant de tabac Heintz van Landewyck ». Sans aller jusque dans les prouesses techniques et extravagances parisiennes (falaises, lacs, train), la série de parcs de la ville haute va modeler l’image d’une capitale qui veut changer de visage et oublier son caractère militaire. La Fondation Pescatore (qui devait accueillir un musée pour les œuvres d’art léguées par Jean-Pierre Pescatore, ce que deviendra la Villa Vauban), le monument de la Princesse Marie-Amélie, un kiosque à musique et des « restaurants-limonadiers », le programme culturel proposé à la Villa Louvigny (déjà) ont fini d’asseoir l’importance du parc pour la population au tournant du vingtième siècle.

On doit également à Édouard André l’aménagement, en 1888, d’une couronne verte extérieure, vers l’est sur les hauteurs des anciens forts. Ces parcs forestiers étaient de nature plus « sauvage » avec des plantations qui masquaient les vestiges des ouvrages militaires, au fort Thungen, par exemple. Le réaménagement du parc, parallèlement à la construction du Mudam et du musée Dräi Eechelen, a été achevé au printemps 2009. Il est l’œuvre de l’architecte-paysagiste Michel Desvigne qui vient aussi de livrer le « jardin du multilinguisme » au pied de la Cour de justice de l’Union européenne.

Décidément très actif à Luxembourg, Édouard André avait aussi proposé d’aménager un tunnel en-dessous de l’avenue Monterey pour rejoindre la vallée de la Pétrusse. Il imaginait un versant planté d’arbres fruitiers et une promenade longeant jusqu’à l’Alzette pour remonter ensuite près de la Côte d’Eich et assurer une liaison avec la ville haute. L’idée est de valoriser des terres improductives où l’égout collectif de la ville se déverse et où est logée l’usine à gaz. Une gare au fond de la vallée est un temps envisagée. Les travaux dureront une quinzaine d’années à partir de 1882, avec en point d’orgue, l’intégration du pont Adolphe en 1903. « Une des plus belles scène d’Europe », comme la nomme le paysagiste, voit ainsi le jour.

Au centre de la vallée, la Pétrusse s’écoule sur treize kilomètres, prenant sa source dans la forêt de Dippach, avant de rejoindre l’Alzette dans le quartier du Grund. Le cadre pittoresque de la rivière ne subsiste pas à l’accroissement de la population de la ville et des problèmes de salubrité qui s’en suivent. En 1932, une commission chargée d’étudier la question de l’assainissement des faubourgs constate que l’eau de la Pétrusse est souillée par les déchets résultant de l’activité humaine, à tel point que la rivière représente un danger pour la santé publique. Ce problème est principalement lié à la largeur du ruisseau. Le débit n’est pas suffisant pour évacuer les matières en décomposition qui y sont déversées. Pour permettre une évacuation rapide des eaux de la Pétrusse – et des déchets qu’elle draine –, les autorités ont opté pour une canalisation du lit de la rivière. Cette bétonisation a perdu son sens depuis que les eaux usées sont traitées séparément des eaux de pluie. Le réaménagement écologique ou « renaturation » a été entrepris à partir 2019. 26 millions d’euros et quatre ans de travaux plus tard, la première phase est à présent terminée, permettant de redonner un habitat naturel à la faune et la flore, juguler les effets des fortes pluies en permettant l’élargissement du lit de la rivière.

La liste des parcs municipaux s’est allongée avec le temps. Tous les quartiers de la capitale ont désormais le leur, avec des aménagements spécifiques. Reliant le Limpertsberg au Rollingergrund, le parc Tony Neuman porte le nom de l’avocat qui l’avait fait réaliser dans les années 1960. Il avait voulu un jardin « à l’anglaise », avec des sentiers sinueux et une nature « libre ». Avec le jardinier Alphonse Hollman, il développe une collection d’arbres et de fleurs, installe des sculptures et laisse une partie du terrain « sauvage ». À sa mort, en 1979, il en fait don à la Croix-Rouge dont il était président, à condition de l’ouvrir au public pour 90 ans. Les sculptures sont toujours visibles, les arbres remarquables font l’objet de visites guidées, une aire de jeux a été ajoutée. On peut citer d’autres parc plus récents : Merl, Laval (Dommeldange), Kaltreis (Bonnevoie), Cessange, Mansfeld (Clausen) ainsi que les nombreux espaces verts du Kirchberg (dépendants non de la Ville de Luxembourg, mais du Fonds du Kirchberg). Partout, des aménagements importants sont réalisés (traçage de chemins, implantation de bancs, plantations), des installations de taille sont ajoutées (plaines de jeux, agrès de fitness, toilettes, œuvres d’art…). Ainsi, le long de la Pétrusse, les travaux ont aussi concerné les zones comprenant l’aire de jeux, le mini-golf avec son kiosque et les appareils de fitness en plein air.

Au Parc de Gasperich « d’innombrables équipements destinés à la pratique d’activités en plein air dans un cadre verdoyant » sont ou seront construits (aire de jeux, terrain multisports, terrain de beach-volley, espace fitness, toilettes publiques, brasserie). Non loin, les bureaux, le centre commercial et des immeubles résidentiels ont fleuri. On est très loin des villas cossues qui bordent les parcs du centre-ville, mais la proximité avec la nature est vantée dans le discours politique comme dans les argumentaires commerciaux. « Des vues à couper le souffle pour profiter de paysages exceptionnels », « des résidences entourées de verdure », lit-on sur les sites des promoteurs. « Le parc a vocation à être le jardin des citoyens qui vivent là et qui n’en ont pas », espérait Serge Wilmes (CSV) encore Premier échevin lors d’une présentation, citée dans Le Quotidien. Il considère que le parc est un vecteur du vivre-ensemble et de la convivialité. À la base, c’est un quartier d’affaires. L’investissement de la Ville dans le parc (un bon seize millions d’euros) sert des investisseurs privés, Flavio Becca en tête.

Le processus de « loisirification » de la nature n’a pas beaucoup changé depuis le 19e siècle. Les parcs publics et les espaces verts ont servi à maintenir la paix sociale. On pense à la création du parc Gaalgebierg sur les hauteurs d’Esch en compensation à la destruction du bois du Clair-Chêne. L’aspect didactique ou éducatif – jardins botaniques, arboretum, ou plus récemment parcours pédagogique autour des abeilles – continue à être mis en avant, autant que le côté récréatif, sportif et culturel. La prise de conscience de l’importance du rôle environnemental et est plus récente et a encouragé certaines requalifications paysagères d’anciennes friches. La nature domptée, artificialisée fait place à une nature plus libre, avec des espèces indigènes à forte valeur écologique.

France Clarinval
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