« Bon. Je ne vais pas manquer le rendez-vous. » Peu après 15 heures mardi, le président de la Chambre des députés, Claude Wiseler, accompagné par son secrétaire général, Laurent Scheeck, quitte la salle de presse du Parlement où journalistes, policiers et membres du personnel se disputent la machine à café. Il est question là d’un rendez-vous avec l’Histoire, « à la confluence de la tradition et du renouveau, un jour historique pour notre pays, pour la dynastie, mais aussi pour la Chambre », comme le relèvera quelques minutes plus tard le président Wiseler avant de demander au Prince Guillaume de prêter serment pour la première fois au Krautmaart et boucler sa désignation en tant que Lieutenant-représentant signée par arrêté grand-ducal quelques minutes plus tôt.
Le Grand-Duc héritier Guillaume est devenu mardi après-midi le sixième Lieutenant-représentant de l’histoire du Luxembourg. Un titre exotique propre au Grand-Duché depuis 1841, comme la rappelé le Premier ministre, Luc Frieden (CSV), dans une allocution pédagogique : « Cette particularité constitutionnelle luxembourgeoise remonte au XIXe siècle, à l’époque où le roi des Pays-Bas était également Grand-Duc de Luxembourg. Le roi Guillaume III nomma alors son frère, le prince Henri, comme son représentant au Luxembourg. Cet arrangement était avant tout pratique, permettant à l’un de siéger aux Pays-Bas, tandis que l’autre pouvait être présent ici, au Luxembourg. » Des mots déjà prononcés par le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) à la Chambre le 3 mars 1998 pour la lieutenance du prince Henri (le contemporain).
Luc Frieden promeut l’association des deux régimes que sont la monarchie et le parlementarisme, l’association de « la stabilité et continuité à la tête de l’État à l’expression régulière de la volonté des électeurs ». La cheffe du ressort politique du Wort écrit ce mercredi dans son édito que la monarchie constitutionnelle est un « anachronisme », mais note la prééminence croissante du parlementarisme sur le monarchisme. Conséquence de la dernière réforme constitutionnelle, en application depuis juillet 2023, le Prince Guillaume est devenu le premier Lieutenant-représentant à prêter serment devant les députés. Contacté par le Land mercredi via le service de presse de la Maison du Grand-Duc, le Prince Guillaume qualifie les cérémonies de « dignes ». Celle au palais « plus intime et familiale », celle à la Chambre « impressionnante, mais aussi chaleureuse ». Le futur monarque explique se sentir « différent » depuis la prestation de serment, « conscient des nouvelles responsabilités » qui lui incombent « et reconnaissant de la confiance » qu’on lui accorde. Dans la pratique et selon les explications prodiguées, le Lieutenant-représentant assumera les tâches plus administratives comme les accréditations d’ambassadeurs ou la signature des textes de loi. Le Grand-Duc continuera d’assumer les principales fonctions représentatives que sont les visites d’État et l’incarnation du pays dans les grands événements localement et à l’international.
« Je jure d’observer la Constitution et les lois et de remplir fidèlement mes attributions constitutionnelles. » Le Grand-Duc héritier a répété ces mots, la main droite levée tous doigts tendus, devant les soixante députés. Une formule d’engagement constitutionnel presque identique à celle prononcée, la main droite levée deux doigts tendus, par son père Henri, le 4 mars 1998. Le 15 mai 1961, Jean avait juré de respecter la Constitution devant dieu : « Que dieu me soit en aide », ponctuait le serment.
Une couverture médiatique inédite
La presse a grassement couvert la cérémonie de prestation de serment du Lieutenant-représentant Guillaume. Ce qui était moins le cas par le passé. En 1961, la Zeitung vum Letzebuerger Vollek n’avait abordé le sujet que par quelques lignes en deuxième page. En 1998, le quotidien communiste n’a pas davantage présenté l’événement, mais il y a consacré son éditorial. « Und doch scheint es, als brauche das kleine Marienland die ruhige Hand des Nassauers, um die Illusion von Größe, Freiheit und Identität wachzuhalten », avait écrit Ali Ruckert. En 1998, dans son éditorial au Tageblatt, Danièle Fonck qualifiait l’événement « d’historique » et saluait la décision du Grand-Duc Jean de faciliter la transition, « à l’instar de sa vénérée maman, la Grande-Duchesse Charlotte, qui avait voulu la lieutenance en 1961 ». À l’époque, l’éditorialiste du Wort avait vu la démarche de Charlotte comme un « acte normal » : Il est à prévoir que le geste de la Souveraine, malgré les talents critiques propres aux authentiques Luxembourgeois, ne suscitera aucune opposition dans le pays. Il nous reste à souhaiter que les événements du petit monde autour de nous ne viennent pas bouleverser la vie tranquille malgré toute son intensité, de notre libre Grand-Duché ! ».
En une du quotidien de l’Archevêché, le Grand-Duc héritier Jean pose avec devant lui, sur un canapé, son épouse Joséphine-Charlotte et leurs trois filles. Henri, six ans, se tient debout jouant avec sa petite sœur. Seules deux pages intérieures du Wort avaient été consacrées à la cérémonie de prestation de serment dans la salle des fêtes du Palais. Sur la photo posent les protagonistes, dont une délégation de la Chambre et du gouvernement. La presse ne faisait alors pas mention de contact entre le monarque et le peuple à cette occasion.
Cette fois, le passage du futur Grand-Duc devant les représentants du corps électoral a alimenté dans une certaine mesure l’intérêt médiatique. L’accessibilité de la famille royale au public aussi, avec notamment une professionnalisation de la relation presse de la Cour depuis vingt ans. Les médias ont largement couvert les contacts du Prince Guillaume avec le public, souhaité par le futur monarque. Le service audiovisuel public s’est livré à l’exercice du micro-trottoir. 100,7 a donné la parole aux curieux derrière les barrières face au palais : sur les deux ou trois cents personnes, une bonne partie était des étrangers de passage. « C’est la passation de pouvoir complet ou de demi-pouvoir, Je n’sais pas », s’interroge une touriste belge qui s’est arrêtée quand elle a vu que quelque chose se tramait. Une estrade avait été installée pour la presse image afin de documenter les quelques dizaines de pas effectués par les le Grand-Duc héritier entre le Palais et la Chambre puis entre la Chambre et le Palais. Puis il y avait les spectaculaires caméras sur grue télescopique de BCE (Broadcasting Centre Europe). Et enfin la garde militaire en nombre.
Mercredi l’ensemble de la presse écrite a consacré sa une à la prestation de serment. À l’exception de la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek qui n’a consenti qu’un encart illustré dans ses « Lescht Nuvellen » et quelques lignes piquantes d’un récit ponctué par : « Das alles hätte uns erspart bleiben können, hätten im Januar 1919 nicht französische Bajonette im Auftrag Stahlherren die Republik in Luxembourg verhindert. »
Le vœu de modernité
Dans le verbatim de l’interview accordée par le Grand-Duc et son fils à RTL et 100,7, le radical « modern » apparaît sept fois dans les propos de Guillaume (trois dans ceux de la journaliste Claude Zeimetz et une dans ceux de Henri). La première occurrence vise la manière de communiquer pour l’occasion. Cet entretien, réalisé en amont et diffusé aux organes de presse lundi après-midi sous embargo (pour parution mardi 6 heures) est considéré à la Cour comme un podcast, un terme radicalement moderne aux yeux des communicants. Débordée par les sollicitations, la Maison du Grand-Duc a choisi deux médias pour réaliser l’entretien. « Eng modern Aart a Weis », analyse Guillaume. S’il s’agit d’un format inédit (le chef de l’État et futur Lieutenant-représentant en conversation avec la presse), la sélection des journalistes interroge, notamment au Wort. La prestation de service public confère une légitimité à RTL et 100,7, mais l’exclusion des autres médias est plus difficile à expliquer. Quarante organes de presse se sont accrédités pour la prestation de serment.
Mais c’est en parlant de la séparation entre vie publique et vie privée que le Grand-Duc héritier et son interlocutrice journaliste ont recouru le plus au concept de modernité. « Nous, en tant que famille moderne, avons un autre style de vie que les générations précédentes », a expliqué Guillaume au sujet de sa volonté de faire construire (avec les sous des Nassau) un pavillon dans le parc du château de Colmar-Berg où réside traditionnellement le couple grand-ducal et ses enfants. Les Grands-ducs retraités et les aspirants, comme Guillaume et Stéphanie de Lannoy (mariés depuis 2012), vivent à Fischbach. « La monarchie c’est une famille », confirme le Grand-Duc. Guillaume, Grand-Duc et papa, aménagera son emploi du temps professionnel, « moins d’engagements le soir ». Il organisera les activités en dehors des vacances scolaires « afin que nous puissions également vivre notre vie de famille de manière agréable et ordonnée ». Il prévoit de conduire les enfants à l’école le matin et de les coucher le soir. « Ils n’ont pas beaucoup d’aide et c’est vraiment exceptionnel ce qu’ils font », s’extasie le grand-père de Charles, quatre ans, et François, un an.
Pour Henri, la famille du Grand-Duc serait un modèle dans lequel les gens, « qui parfois manquent de repères », s’identifieraient. Ne faut-il pas « veiller à garder une certaine distance, afin de ne pas devenir trop ordinaire ? », demande toutefois Maurice Molitor (qui avait déjà commenté la prestation de serment en 1998 pour RTL Télé). « Je pense que la distance est naturellement présente. Nous représentons une monarchie, une institution qui, par définition, impressionne un peu », répond le Prince Guillaume.
Mais que vise le Prince par ce vœu de modernité en dehors de son équilibre de vie familial ? Pour Guillaume, à 42 ans (il en aura 43 le 11 novembre), on est encore jeune et « on a beaucoup de nouvelles idées à réaliser ». La formule reste mystérieuse, surtout si l’on considère les (maigres) pouvoirs conférés au chef de l’État. Les éléments de réponse en guise de bilan n’éclairent que très peu : « Une nouvelle génération, ce n’est pas la révolution. Nous sommes attachés à une tradition et c’est important de la maintenir. Ces traditions font partie d’une monarchie. En revanche, je pense qu’il est aussi important pour moi de m’engager, comme je le fais déjà, pour les jeunes. (…) Pour attirer l’innovation au Luxembourg, pour m’investir davantage dans l’économie, car ce sont des vecteurs qui, je pense, ajouteront une touche de modernité à la monarchie. C’est une carte que peut jouer une monarchie moderne, un monarque moderne avec son conjoint. »
Les propos collent en tout cas avec la désignation en cours d’un futur maréchal pour accompagner la transition sur le trône. « Des noms circulent », confie le Grand-Duc. L’on sait depuis ce mercredi, grâce à des informations de Reporter, que la directrice générale de Luxinnovation, Sasha Baillie, part favorite pour succéder à Paul Dühr. Cette ancienne diplomate (à Bruxelles et Moscou) avait rejoint le cabinet du ministre de l’Économie Etienne Schneider en 2014 en tant que conseillère diplomatique et chef de cab adjointe. Au Forum Royal, elle a notamment piloté la réforme de la promotion économique, un domaine dans lequel elle a régulièrement rencontré le Prince Guillaume.
Concernant la date d’abdication, la presse a pris pour habitude de spéculer sur 2025, à l’issue du quart de siècle de règne de Henri. Selon Reporter, il s’agirait effectivement du 7 octobre. Cela corroborerait les informations prodiguées cette semaine Au cours de l’entretien, a été rappelé que le Prince Guillaume a déjà expliqué que la lieutenance durerait entre un et deux ans. « Je décide », a insisté le Grand-Duc. Interrogé sur l’hypothèse 2025, aussi l’année de ses 70 ans, le Grand-Duc n’a pas démenti : « On verra », a-t-il coupé, s’avouant plus tard dans une grande spontanéité « très content » d’accéder à la « retraite », synonyme « d’une vie entre guillemets normale ».Il a en outre insisté sur son envie de voyages, entre Fischbach et Biarritz où la famille grand-ducale possède un appartement. En début de conversation, le monarque avait aussi eu cette formule semblant boucler la boucle : « J’ai exercé les fonctions de chef d’État pendant 25 ans, sans compter les années en tant que Grand-Duc héritier. » Or, les 25 années ne seront révolues qu’en octobre l’année prochaine.
« Die moderne Monarchie als solche erscheint mir eher als ein Marketing-Gag – es gibt sie nicht. (...) Sie ist an sich ein Anachronismus. Das Protokoll verhindert Bürgernähe und Transparenz », analyse le journaliste du Wort Florian Javel dans un dialogue méta-journalistique avec sa cheffe Ines Kurschat cette semaine. Le Grand-Duc Henri a lui souligné le concept d’unité, cinq fois dans son propos, notamment pour définir le rôle du monarque: « Maintenir l’unité nationale ». La modernité est-elle un vœu pieux pour la famille royale ? La séparation claire de ses activités publiques et privées devrait en tout cas permettre d’échapper aux affres connus sous le règne de Henri et qui ont mené au rapport Waringo et à la création de la Maison du Grand-Duc.
Gimmy le bien-aimé
Le site de la Cour, monarchie.lu, livre un portrait du Grand-Duc héritier Guillaume des plus lisse et synthétique. Né en 1981, il est l’aîné des cinq enfants du couple royal, Henri de Nassau et Maria Teresa Mestre (née à La Havane, Cuba, en 1956). Le jeune prince a commencé son parcours scolaire à Lorentzweiler et poursuivi au lycée Robert Schuman dans la capitale. En 1994, Guillaume est parti en Suisse (à l’Institut Le Rosey et au collège Alpin Beau Soleil). Conformément à la tradition familiale, il a poursuivi à l’Académie royale militaire de Sandhurst en Grande-Bretagne. Il a ensuite passé une double licence en lettres et sciences politiques à l’université d’Angers.
Ce portrait s’enrichit au compte-goutte dans la revue de presse du gouvernement où l’on relève quelque 800 références au Prince Guillaume, en français et en allemand. « Ein ganz normaler Jugendlicher », titrait la Revue en 1999 pour la majorité de Guillaume. Peut-être pas tant que ça. L’hebdomadaire raconte son camp scout de trois semaines au Népal durant lequel le Prince a supporté une marche de trois jours complets où il a été « trempé par la pluie, accablé par la chaleur et martyrisé par des sangsues de la taille d’un doigt ». Dans un entretien accordé cette semaine à 100,7, l’ancienne directrice du Lycée Robert Schuman confie que « Gimmy », comme l’appelaient ses camarades, jouissait parfois d’aménagements particuliers. Lors de la journée, orientation professionnelle, il n’y avait par exemple pas d’atelier pour lui. Et quand il sortait à la pause de midi, il lui fallait être accompagné. D’une manière générale les portraits sont élogieux et présentent une personnalité bienveillante. Feu-Feierkrop relevait lui sa religiosité et sa volonté d’assister aux offices religieux, même en mission économique.