Avec sa neuvième édition, le festival Like a Jazz Machine valorise la scène locale et défriche de nouvelles terres

Bas les masques !

d'Lëtzebuerger Land vom 21.05.2021

Les nombreuses banderoles et affiches accrochées dans le sud du pays annoncent la couleur. Le festival Like a Jazz Machine a pour ambition de placer la ville de Dudelange sur la carte européenne des terres du jazz. En arrivant devant le centre culturel Opderschmelz, on note surtout une absence, celle de la cohue traditionnelle des allées et venues des véhicules sur le parking. En ce vendredi 14 mai, à un quart d’heure du premier concert, les abords sont d’un calme qui, on l’espère, précède une tempête musicale. Mesures sanitaires obligent, un seuil de cent personnes a été fixé. C’est peu dire que l’évènement a été sold out en un éclair. À l’intérieur, on retrouve des visages familiers. L’impression d’un retour à la maison. Le festival a démarré la veille, les échos sont positifs. Trois sets vont se succéder ce soir. En remplacement du Liran Donin’s 1000 boats, initialement programmé, la salle de spectacle accueille tout d’abord le LABtrio. Comprendre, Lander Gyselinck à la batterie, Annaleen Boehme à la contrebasse et Bram De Looze au piano. La formation belge n’a pas joué devant un public de « human being » depuis près d’un an.

Dès les premières notes, le plaisir du jeu sur scène se fait ressentir avec Elevator. La contrebassiste profite de quelques secondes de flottement pour accorder son instrument. Le silence de l’audience est de cathédrale. Doucement l’accordement dévie vers une musicalité inattendue. L’instrument d’Anneleen Boehme bombe le torse. Les sons produits par les cordes sont assurés et, en un sens, rassurants. La contrebasse irradie la pièce. De Looze et Gyselinck guettent le moment opportun pour entrer dans la danse. Petit à petit, et à l’affut, ils semblent entrapercevoir une discrète porte d’entrée dans le solo fier et un brun crâneur de la contrebassiste, et s’y engouffrent avec avidité. Le tout forme un jeu exigeant. Nouveau morceau et nouvelles postures. Un archet pour une musique d’une mélancolie qui fait sourire. Des bribes de souvenirs s’entassent dans une sorte de dialogue désaccordé. Le son s’intensifie. Les coups de balais du percussionniste donnent le la pour entamer une série de reprises de compositions aussi variées que la quinzième variation de Goldberg ou le générique légendaire de la série Twin Peaks. Le set se termine sur une reprise téléphonée mais entrainante de Maniac de Michael Sembello.

Suit un concert de l’XY Quartet. Alessandro Fedrigo compte les italophones présents dans le grand auditorium. « Troppo pochi » pour poursuivre en italien. Il présente donc, en anglais, ses musiciens à la salle. Son accent est irrésistible. Il est à la guitare basse et joue de son instrument comme d’une contrebasse. Le son est massif, les frottements sont puissants, puis, en retrait. Aucun solo, aucun apparat, il fait corps avec la formation qui enchaîne des compositions à la mémoire de plus ou moins célèbres astronautes, de Guerman Titov à Malcolm Scott Carpenter. Luca Colussi, à la batterie, tient la cadence à défaut de briller. Sur Pax Vobiscum, Achille Succi au saxophone basse, venu en remplacement exceptionnel de Nicola Fazzini, explose. Le jeu de la formation se fait prolixe. On entend une conversation entre les percussions, les cordes et le bois qui part dans tous les sens mais qui finit par en trouver un.

Le dernier concert du soir est lancé par un « Gudden Owend » tonitruant. Pit Dahm et Benoit Martiny s’assoient devant leurs percussions. Déjà, la machine à fumée exulte. Michel Pilz rejoint la danse et apprivoise les deux batteurs qui se toisent, qui se répondent et qui se testent. L’un est brut, l’autre faussement candide. Michel Reis, qui s’installe au piano, se fait arbitre et vient tempérer les ardeurs free-jazz du trio qui l’a précédé, en donnant un tempo et en ajoutant de la mélodie. On a là la crème du jazz autochtone, dont les retrouvailles sur scène semblent évidentes. Les quatre musiciens se permettent des parenthèses inattendues. Pit Dahm s’empare d’un saxophone pour apporter du corps à l’ensemble, puis effectue un solo qui donne l’impression d’assister au spectacle d’un dompteur qui aurait du mal à faire obéir l’animal entre ses mains. Mais lorsque la troupe atteint sa vitesse de croisière, elle est intarissable. Un coup de gong est donné à bout de force pour mettre un terme à la cavale. S’ensuit un rappel des plus élégants.

Le line up de dimanche commence commence avec un Greg Lamy qui foule les planches, très à l’aise comme à son habitude. Accompagné de ses fidèles Gautier Laurent à la contrebasse et Jean-Marc Robin à la batterie, le guitariste commence par dédier le concert à venir à sa mère et entame le show avec une superbe réinterprétation de son titre Morphine. Ces trois là se bonifient avec le temps d’une manière presqu’insolente. Leur jeu est limpide est l’arrivée du trompettiste Flavio Boltro « qui est devenu un membre à part entière du groupe » depuis leur concert commun en octobre dernier, déjà au Opderschmelz, ne fait qu’accroître la sensation d’être les témoins, voire les convives, d’un bon repas entre amis. Le batteur fait l’économie de ses habituelles acrobaties, privilégiant un jeu rond.

Sylvain Rifflet enchaîne. Lui aussi est un habitué des lieux et n’a loupé que peu d’éditions du festival. Il souligne son attachement à cet endroit, mais aussi au Grand-Duché. Il vilipende, sans les citer, les pays « stupides où les gens sont collés dans des métros, mais privés de spectacles » et de culture. L’assistance acquiesce et tambourine. Le saxophoniste français vient défendre son dernier projet Troubadours. Cet attrait pour ces figures poétiques coule de source, en témoignait déjà un précédent projet dédié à l’œuvre de Moondog, troubadour du vingtième siècle s’il en est, que Rifflet avait présenté sur la même scène en 2015. Tout un programme, qu’on imagine donc médiéval mais un brun twisté, voire urbaine. Rifflet lance une sorte de mantra, destiné, on le comprend, à sa troupe, « bas les masques ! ». C’est que sur scène, d’autant plus devant un comité si exigeant, les artistes peuvent difficilement tricher. Avec Sandrine Marchetti à l’harmonium, Benjamin Flament aux percussions et Verneri Pohjola à la trompette, Sylvain Rifflet nous ensorcelle, nous irrite puis nous étonne. Une reprise d’un titre du pianiste norvégien Christian Vallumrod vient briser le sentiment de lassitude qui pointait toutefois le bout de son nez.

La soirée se clôt par un concert du Billy Cobham’s Culture Mix. Le batteur, à l’origine du projet, fête ses 77 ans. Lors de son entrée sur scène, au rythme d’un happy birthday au style funk du pauvre et tout droit venu des enfers, son entrain est communicatif. Le clavier sonne outrageusement ringard, mais une partie de l’audience semble satisfaite. Lorsqu’on fait les comptes, cette neuvième édition du Like a Jazz Machine a bien tenu toutes ses promesses.

Kévin Kroczek
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