Chronique Internet

Facebook occulte ses méthodes de ciblage publicitaire

d'Lëtzebuerger Land du 01.02.2019

L’avantage de la publicité ciblée, nous dit-on, est de réduire significativement le volume d’annonces auxquelles tout un chacun est exposé. Plutôt que d’être submergé par un déluge indifférencié de pubs destinées à des publics variés, on ne verra que celles « taillées sur mesure ». Moins de pollution pour le consommateur, moins de déperdition et de coûts pour l’annonceur, tout le monde devrait s’y retrouver. À supposer que cette assertion soit exacte, il subsiste cependant, surtout lorsqu’il s’agit de pub politique, la question épineuse de savoir si la cible est en mesure de savoir pourquoi elle est ciblée. Compte tenu de l’importance prise par la publicité diffusée sur les réseaux sociaux lors des campagnes électorales, n’est-il pas essentiel que les utilisateurs de ces réseaux puissent comprendre comment sont sélectionnés les publics-cibles des différentes annonces ?

Assurément, sauf à accepter d’errer, en tant qu’électeur, comme un poulet sans tête dans une jungle publicitaire avant d’aller voter. À défaut d’être informé directement par l’émetteur de la pub, l’électeur devrait au moins avoir la possibilité, s’il s’y attèle, de percer les mystères de l’algorithme qui lui ont servi telle pub plutôt qu’une autre, et de comprendre un tant soit peu les stratégies sophistiquées des états-majors des parties en lice.

C’est dans ce contexte passablement inquiétant, alors que les « infox » et la post-vérité favorisent le recours aux campagnes de diffamation au détriment des campagnes programmatiques, que l’on apprend cette semaine que Facebook a rendu plus difficile l’étude par des experts de ses méthodes de ciblage. Une organisation britannique, WhoTargetsMe, et une autre américaine, ProPublica, qui cherchent toutes deux à comprendre comment fonctionnent les algorithmes de ciblage publicitaire dans le domaine politique, ont fait état de modifications apportées par le réseau social qui rendent considérablement plus difficile leur travail d’analyse.

Ces groupes s’efforcent de collecter suffisamment de données d’utilisateurs, à l’aide de « plug-ins », pour pouvoir reconstituer les campagnes et en particulier le facteur-clé, celui du ciblage qui les sous-tend. Sam Jeffers, co-fondateur de WhoTargetsMe, a indiqué au Guardian que le « plug-in » de sa firme a cessé de fonctionner il y a quelques jours. « Facebook occulte délibérément son code. Lorsque nous avons fait de petits changements, ils ont répondu par de nouvelles mises à jours en l’espace de quelques heures », a-t-il indiqué, ajoutant qu’il craignait que le « plug-in », utilisé par 20 000 personnes, finisse par être purement et simplement exclu de Facebook. Le réseau social a fait savoir que les changements opérés correspondaient à un effort pour réprimer des « plug-ins » de tiers tels que des inhibiteurs de publicités qui accédaient à des données de son site de manière non autorisée. Une objection que WhoTargetsMe a du mal à avaler, sachant que les utilisateurs de son « plug-in » acceptent de partager leurs données avec le réseau. ProPublica, qui a notamment dévoilé les stratégies utilisées par les entreprises pétrolières pour échapper aux nouvelles règles de Facebook en matière de transparence de la publicité, a fait état du même phénomène de blocage.

Selon Jeffers, il est impossible de savoir, avec les seules données mises à disposition par Face-
book, pourquoi tel utilisateur est ciblé par tel publicité – une donnée pourtant essentielle pour déchiffrer les stratégies de communication politique et avoir une chance d’identifier les donneurs d’ordre ultimes. Compte tenu de la place que prend désormais Facebook dans la vie quotidienne de centaines de millions d’électeurs à travers le monde, c’est là un enjeu qui est tout sauf anecdotique. Qu’une partie importante du débat public se déroule désormais sur une plateforme dont les règles sont déterminées par une société privée cotée à Wall Street est déjà alarmant en soi. S’il faut en plus se préparer à une guérilla électronique de tous les instants pour pouvoir interpréter les stratégies de communication qui y sont à l’œuvre, l’heure est venue de se demander sérieusement si Facebook est compatible avec les pratiques démocratiques.

Jean Lasar
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