Neutralité du web

Comcast et Netflix mettent à mal la neutralité

d'Lëtzebuerger Land du 28.02.2014

L’annonce d’un accord entre le fournisseur d’accès à Internet américain Comcast et le diffuseur de films à la demande Netflix réservant un passage plus direct aux données de ce dernier sur le réseau du premier a été perçu, par beaucoup d’observateurs, comme un assassinat en bonne et due forme de la neutralité du Net. « Le deal de Comcast avec Netflix rend la neutralité du réseau obsolète », a tranché Timothy Lee dans le Washington Post. Révélé par le Wall Street Journal à la fin de la semaine dernière, cet accord, dont les détails financiers n’ont pas été divulgués pour l’instant, met un terme à un bras de fer qui durait depuis des mois. Netflix, dont le modèle d’affaires dépend étroitement de la qualité de la connexion de ses abonnés à ses serveurs, refusait obstinément de se plier aux exigences de Comcast, tandis que les clients de Netflix, dont le trafic représenterait aujourd’hui trente pour cent des données « descendantes » en heure de pointe, se plaignaient de plus en plus du manque de fiabilité de la transmission des films. Il a fini par céder.

Une mauvaise nouvelle pour Internet et les internautes en général. Pour ces derniers, la neutralité du Net représente la garantie que tous les contenus disponibles sur le Net leur sont acheminés sans discrimination.

Dans les années 1990 et 2000, explique Timothy Lee, la neutralité d’Internet était essentiellement assurée par la structure du marché des fournisseurs d’accès à Internet et des exploitants de backbones, ces grandes plateformes de trafic Internet. Un grand nombre d’acteurs sur chacun de ces segments faisait en sorte que, en pratique, ni les fournisseurs de contenus, ni les fournisseurs d’accès ou les exploitants de backbone n’avaient à se plaindre du système. En pratique, les contenus transportés entre les différents intervenants s’équilibraient, permettant une compensation non-financière entre pairs, et la vive concurrence sur le marché assurait des prix toujours bas. Peu à peu, à coup de fusions, notamment entre fournisseurs d‘accès à internet et exploitants de backbone, et du fait de l’avènement d’entreprises comme Netflix, le marché s’est transformé. L’importance d’acteurs comme Youtube ou Netflix a augmenté les besoins en infrastructures et donc en investissements, poussant ceux qui réalisaient ces investissements à chercher à les rentabiliser auprès de certains diffuseurs de contenus par le biais d’accords de diffusion privilégiés, une évolution qui aurait mis de fait un terme à cette fameuse neutralité. La Federal Communications Commission (FCC) a dès la fin des années 2000 senti ce danger et a cherché à le mitiger par des réglementations, se heurtant à cette occasion à de puissants groupes de pression.

Peut-on affirmer qu’une digue a cédé et qu’il est désormais trop tard pour revenir en arrière, comme lorsqu’on cède pour la première fois à un maître-chanteur et que tous les efforts ultérieurs pour se débarrasser de lui sont voués à l’échec ? Pour essayer de répondre à cette interrogation, les spécialistes observent attentivement une autre dispute, celle opposant Comcast et Cogent, opérateur d’un réseau qui distribue notamment les services de Netlfix. Comcast cherche en effet aussi à faire payer Cogent pour l’autoriser à emprunter ses réseaux. Certains supputent que cette bagarre pourrait déboucher sur une élimination pure et simple de Cogent. Le bal des fusions n’est pas terminé : Comcast cherche à présent à mettre la main sur son concurrent Time Warner Cable. S’il y parvient, il disposera d’un levier encore plus fort pour obtenir des diffuseurs de contenus récalcitrants qu’ils paient pour atteindre les internautes. La FCC pourrait de ce fait y mettre le holà.

La neutralité du Net a une forte dimension commerciale, mais elle constitue aussi la garantie, en ultime recours, du caractère démocratique du Net. L’Europe n’échappe pas à ce débat, et de ce côté de l’Atlantique aussi les coups de boutoir contre les tentatives des législateurs d’ancrer ce principe dans la réglementation sont incessants. Le détestable précédent de l’accord entre Comcast et Netflix risque de sérieusement gêner leurs efforts pour sauvegarder ce précieux principe et empêcher les grands groupes de mettre le Net en coupe réglée.

Jean Lasar
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