Photographie

Voir le réel

d'Lëtzebuerger Land vom 08.12.2023

Le titre général de l’exposition, Hidden Narratives, est explicite. C’est un indice de ce qu’il ne faut pas simplement prendre pour de belles images. Car des histoires de tranches de vies sont cachées derrière la surface des photographies. Elles ont été prises lors de longs séjours d’Isabel Muñoz au Cambodge à la fin de la période répressive des Khmers rouges qui s’est achevée en 1999 et au Congo en 2015 et 2016, où de nombreuses femmes ont été les victimes de viols comme arme de guerre. Susan Meiselas a travaillé en Angleterre, dans une maison où les pensionnaires, éloignées du danger et de leurs peurs des violences conjugales, tentent de se reconstruire pour une nouvelle vie. Son suivi, sur une longue période et les prises de vues qui en découlent, sont basées sur un rapport de confiance et d’échanges patiemment élaboré.

Sans l’exposition de ces images, ces femmes n’auraient pas d’existence. Et si esthétique il y a, – il y en a toujours dans la manière dont une artiste cadre son sujet – c’est, dans le cas de la photographe espagnole Isabel Muñoz, un outil utilisé en toute conscience et comme un adjuvant technique. Née en 1951 à Barcelone, elle découvre la photographie en autodidacte avant d’approfondir aux États-Unis ses connaissances des différents types de tirages. Elle nourrit une passion pour l’expression des corps, à travers la danse classique et contemporaine, mais aussi les rites et traditions et les décorations corporelles, qu’elles soient tribales ou des tatouages contemporains. On avait déjà pu voir ses photos exposées à la Arendt House, dans Stories of places and spaces, bodies and ties, une exposition collective de femmes photographes en 2016.

Dans l’exposition Hidden Narratives, ses portraits en noir et blanc de très grands formats dans les séries Madness Congo (2016) et Congo women (2015), font ressortir l’expression du vécu de femmes, à travers leur regard qui relate ce qu’elles ont subi ou affirme leur nouvelle vie. On le comprend aussitôt : les coiffures, comme des cheveux tressés de Madness Congo, sont des électrodes. C’était d’usage, encore en 2015, pour chasser la folie comme on exorcise le diable. Depuis la diffusion mondiale de ces témoignages, il semble que le mode de traitement a changé. Dans Congo Women, ce bouquet d’oignons par exemple, porté traditionnellement sur la tête, qui est un gagne pain, mais, – et voici la place de l’esthétique – il est aussi beau qu’une coiffure traditionnelle.

La correspondance avec le travail d’Isabel Muñoz, il faut la chercher chez Susan Meiselas, dans les prises de vue des chambres d’une maison refuge pour femmes en Angleterre. La série A Room Of Their Own, date également de 2015-2016. On ne voit pas leurs occupantes, Ritu, Tia, Sam, Janet, Rabia et Dawn. Les indices de leur présence sont dans leurs effets personnels. A Room Of Their Own, montre, par leur accrochage côte à côte, que Ritu et Tia ont successivement occupé la chambre n° 12 et Rabia et Dawn, la suite 7. En regardant une photo à la suite de l’autre, on comprend que, quand Susan Meiselas a pris le cliché, c’était le lieu de vie de Dawn mais que Rabia était sur le point de partir : canapé et ballon rouges, bouquet de fleurs et photos au mur pour l’une, sac en plastique prêt à être jeté, balayette et trottinette d’enfant au sol pour l’autre, voilà les Hidden Narratives.

Susan Meiselas, née en 1948 à Baltimore, est photojournaliste et présidente de de la Magnum Foundation. Ce que disent le mobilier, les draps, la teinte des murs – les photos de la série A Room Of Their Own sont en couleurs – compense l’absence physique, sujet habituellement central du photoreportage. L’être humain est remplacé ici en toutes lettres sur le tatouage de l’avant-bras de Barbara : la famille ce n’est pas celle du sang mais celle des gens qui vous aiment et que vous aimez. Mais la vraie narration de Barbara’s Tattoo, c’est sa main. Est-elle sur le point de s’ouvrir ou de se fermer ? Une autre main qui en dit long, c’est celle de Tia sur le point de partir, sa chambre rangée, son bagage bouclé. Dehors, dans le jardin de l’institution, elle tripote encore pensivement une boucle de sa lourde chevelure frisée.

Toute autre est la position des doigts de la main de la danseuse khmer de la série Danza Khmer Cambodia, prise en 1996 par Isabel Muñoz au Cambodge. Infiniment gracieuse dans les deux photographies, graphique à souhait avec l’ornement des bracelets manchette, on apprendra des commissaires de l’exposition, Violeta Frank et Paul di Felice, que l’anéantissement jusqu’à son souvenir des coutumes et de leur symbolique dans une gestuelle ancienne, belle et sensuelle, est allée jusqu’à l’assassinat de la danseuse.

L’engagement des photographes et des commissaires à la Arendt House est très fort, preuve s’il le fallait que c’est un aspect important de la photographie contemporaine. Sans oublier l’esthétique. C’est le cas avec un tirage platinotypie en couleurs, technique rare mais fétiche d’Isabel Muñoz. Une jeune femme aux joues percées par une aiguille transcende la douleur lors d’un rituel chamanique. Ses yeux clos, ses traits sereins concentrés sur son énergie intérieure, font d’elle l’icône du plaidoyer pour les femmes de Hidden Narratives et toutes les autres victimes de violences.

Hidden Narratives, photographies de Susan Meiselas et d’Isabel Muñoz, est à voir à la Arendt House jusqu’au mois de mars

Marianne Brausch
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