Édito

« Les excités du RGPD »

d'Lëtzebuerger Land du 10.02.2023

Une petite mise en abîme journalistique. Lundi, dans le cadre de la préparation d’un article relatif aux avocats d’affaires, nous avons demandé au Barreau si nous pouvions accéder à des copies digitales de trois photos de bâtonniers qui trônent depuis des lustres dans la salle de réunion de la Maison de l’avocat. Réponse du bâtonnier en exercice, Pit Reckinger : « Nous ne sommes pas en mesure de donner suite à cette demande sans l’accord des héritiers ». Accès de prudence de la part d’une corporation qui a le droit pour métier. Nous nous tournons vers le Conseil d’État. Trois avocats d’affaires qui nous semblent d’intérêt pour illustrer le sujet (Alex Bonn, Ernest Arendt et Jean Dupong) ont présidé la Haute corporation au moment où le centre financier luxembourgeois prenait son envol. « Notre direction ne souhaite pas que vous utilisiez ces photographies », nous répond-on. Les bâtonniers et présidents d’une institution qui examine les projets de lois ne sont-ils pas des personnages d’intérêt public ? Bien sûr qu’ils le sont.

Faut-il voir là l’expression d’une quelconque méfiance envers les journalistes ? L’événement rappelle un débat organisé en 1984 par l’Institut Grand-Ducal dans le cadre de la réforme de la loi sur la presse. Carlo Hemmer, fondateur du Land trente ans plus tôt et présenté comme « pionnier actif et dynamique de la presse indigène », s’y disait convaincu d’une « possible conciliation entre le libre accès à l’information et le respect d’autrui ». Le constitutionnaliste Alex Bonn répliquait sur les abus de la liberté de la presse, alors encadrée par une loi datant de 1869 qui condamnait (pénalement) les atteintes à l’honneur. Le président honoraire du Conseil d’État (et fondateur du cabinet d’affaires Bonn & Schmitt) souhaitait que les tribunaux poursuivent les journalistes quand « tel particulier est mis sur la sellette pour des faits de sa vie professionnelle ou même privée » ou quand « tel autre est ironisé en raison de l’aspect lucratif de son activité ». Autre temps, autres mœurs, espère-t-on. Mais l’accès à l’information n’est toujours pas ancré dans la loi.

« Ah… C’est encore des excités du RGPD », réagit un interlocuteur du monde du droit au sujet de notre quête d’illustration. Le règlement général sur la protection des données est régulièrement brandi depuis mai 2018 (date de son application) pour justifier la non-communication de documents. Ici ce n’est pas explicite. D’autres fois, ça l’est. Comme lorsque nous demandons au ministère des Finances (fin 2021) d’accéder à la liste des récipiendaires des médailles honorifiques. (Les listes des médailles remises au nom du peuple luxembourgeois seront à nouveau publiées un an plus tard, mais dix promotions n’auront entretemps bénéficié d’aucune publicité.)
Ce n’est pas de la popote interne. Il s’agit d’entraves à la diffusion de l’information et de la connaissance. Les historiens sont de plus en plus confrontés à la protection des données personnelles lors de leurs recherches aux archives. Les délais d’accès luxembourgeois ont d’ailleurs été critiqués ce jeudi dans le cadre d’une journée de débat organisée à l’abbaye de Neumünster. Les dossiers couverts par le secret fiscal restent par exemple inaccessibles pendant un siècle. Un travail sur les débuts des holdings 29 ne serait donc pas encore possible.

Depuis 2018 et l’application du RGPD, en droit, la protection de la vie privée prime sur les libertés de l’expression et de l’information, ou sur le principe même de publicité de la justice. L’anonymisation des décisions rend leur publicité compliquée voire impossible dans la presse. Cela nuit par exemple à la lutte contre le blanchiment ou l’évasion fiscale. Comment les autorités étrangères seront-elles alertées si les journaux ne peuvent faire état d’une condamnation visant une personne d’intérêt public ? Enfin, dans le monde scientifique et économique, le RGPD tel qu’appliqué aujourd’hui freine le développement du cloud européen, Gaia-X. La réglementation votée par l’Union européenne empêche l’échange de données qu’elle promeut. La protection des données ne doit pas devenir synonyme d’obscurantisme.

Pierre Sorlut
© 2023 d’Lëtzebuerger Land