Bande dessinée

La cantatrice, le poète et leur amour impossible

d'Lëtzebuerger Land du 08.12.2023

En bande dessinée, comme dans les autres arts, il y a des œuvres qui déplaisent et on oublie vite, des œuvres qui plaisent et puis passent, et des œuvres qui marquent et qui restent. La Callas et Pasolini, un amour impossible, de Sara Briotti et Jean Dufaux, est, par son récit, son rythme, ses personnages, mais aussi son dessin et son découpage, sans aucun doute de cette seconde catégorie : une œuvre capitale.

Maria Callas et Pier Paolo Pasolini sont deux icônes de la culture de la seconde moitié du vingtième siècle. La célébrité de la cantatrice grecque et du poète et réalisateur italien ont largement dépassé leurs domaines artistiques, voire le monde culturel dans son ensemble. Leur vie, leurs œuvres et leurs frasques respectives ont passionné leurs contemporains et continuent à intéresser de nos jours. Le scénariste belge Jean Dufaux (Barracuda, Djinn, Giacomo C., Murena…), passionné de cinéma et tout particulièrement de son âge d’or, s’est donc penché sur ces deux destins hors du commun.

Maria et Pier Paolo, un amour impossible ? Les deux se connaissaient, bien évidemment, puisque le second a fait de la première « sa » Médée, dans le film du même nom sorti en 1969. Un film qui a marqué son époque et devenu presque mythique pour de nombreux spécialistes du septième art. Elle qui a si souvent donnée sa voix à la Médée de l’opéra de Cherubini et Hoffman, se trouvait là, pour son premier et unique rôle au cinéma, à jouer un rôle quasiment muet. « Pour une diva, ça ne manque pas d’humour », souligne un des personnages de cette histoire magnifiquement dessinée par Sara Briotti.

Mais loin des projecteurs et des soirées mondaines, loin des salles feutrées d’opéra, loin de Cinecittà et ses superproductions, loin des projecteurs… Maria et Pier Paolo ont partagé bien plus, quelque chose d’impalpable, de fort, plus qu’une relation de travail, plus qu’une amitié, « un amour impossible ». Les deux semblent même avoir vécu deux vies parallèles. Il est né en 1922, elle est née l’année suivante, il est assassiné en 1975, elle meurt à la suite d’une overdose de médicaments en 1977, et pour couronner le tout, ils avaient tous deux 53 ans au moment de leur décès. Mais au-delà de ces données factuelles, les deux ont partagé, dans les dernières années de leurs vies, une grande mélancolie, voire un certain désespoir et de grands chagrins d’amour.

Sans délaisser l’histoire officielle, celle des Elizabeth Taylor et des Richard Burton, des Zeffirelli, des Jacky Kennedy et des Aristote Onassis, c’est principalement cette relation platonique d’une force rare qu’ont décidé de narrer Jean Dufaux et Sara Briotti dans cet album étonnant de 104 pages.

Le récit débute à Rome, en septembre 1969. Maggie Van Zuylen donne une fête mondaine. Dans un petit salon de la bâtisse, Maria Calas s’isole pour admirer la performance et la beauté d’Ingrid Bergman dans Stromboli de Roberto Rossellini. Pier Paolo Pasolini fait également partie de la liste des invités, mais au même moment, il se trouve dans un bar miteux en train d’essayer de raisoner son amant et grand amour, Ninetto Davoli, qui a décidé de le quitter et de se marier. Une séparation qui aurait pu s’envenimer quand de petits loubards du coin ont commencé à s’en prendre à ces « froci » et tout particulièrement à ce « pédé » qui drague en « smoking ». Une soirée qui illustre à merveille le texte de Pasolini : « Un homosexuel, aujourd’hui en Italie, on le fait chanter. Sa vie est en danger toutes les nuits ». Des mots malheureusement prémonitoires.

Mais pour l’heure, Pasolini et « la » Callas ont encore quelques années à vivre. Les deux vont se rejoindre chez Van Zuylen, mais pour mieux filer à l’anglaise et partager leurs malheurs le long d’une nuit enchantée dans la ville éternelle. Elle a besoin de parler, depuis qu’Aristote Onasis l’a quittée pour la veuve Kennedy, lui, sait écouter. Elle aime rire, il sait l’amuser. Et puis, ils partagent, tous deux une grande sensibilité. Deux cœurs solitaires, un amour réciproque, mais totalement platonique.

On les suivra ainsi, à travers Rome by night pendant une trentaine de pages. Et au moment où les albums classiques commencent à tendre vers leur dénouement final, La Callas et Pasolini s’ouvre, au contraire, et commence à peine à prendre son envol. Les auteurs font alors, pendant quatre planches à peine, un rapide détour par Paris et le mois de mai 1977, alors que Maria, à l’automne de sa courte vie, répond aux questions d’un journaliste, pour ensuite s’offrir – nous offrir ? – une immense parenthèse – de près de soixante pages ! – sur le séjour que le réalisateur et son actrice ont fait à Rio de Janeiro pendant la tournée internationale qui a suivi la sortie de Medea. Dans ce nouveau monde à découvrir, il sera question d’amour platonique, de passions physiques, de favelas, de football, de chant, de violence, de littérature, de nourriture, de privilèges dus à l’argent…

Long et intense, avec beaucoup de texte, l’album est passionnant du début à la fin. Son découpage totalement illogique, pourrait-on dire selon les standards de l’édition BD, rajoute finalement un inattendu structurel bienvenu à ce récit aussi étonnant que magnifique. Un sacré pari, mais un pari payant. Ce Callas et Pasolini est un album prenant par son récit – et non seulement par les noms de ses personnages –, et attirant par son dessin. Un dessin réaliste et captivant, travaillé jusque dans les plus petits détails, ne craignant ni les grandes foules, ni les décors gigantesques, mais qui parvient, en même temps, à donner une grande expressivité à chaque visage. Tout au long de cette superbe double biographie romancée, on est au plus près de Maria et Pier Paolo, on souffre avec eux, on respire à leur rythme, et on a même l’impression, parfois, de lire dans leurs pensées et de partager leurs doutes et leurs souffrances.

La Callas et Pasolini, un amour impossible,
de Briotti et Dufaux. Aire Libre

Pablo Chimienti
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