Peintures et sculptures exorcisantes

Cell (The Last Climb), 2008
Foto: The Easton Foundation
d'Lëtzebuerger Land vom 08.12.2023

Le moment de l’année invite à cette habitude, a fortiori pour le dernier numéro du Land dans la forme que vous avez sous la main, de choisir et de désigner, en toute subjectivité, l’exposition qui restera le plus fortement gravée dans la mémoire des pérégrinations des derniers mois. Qui pourrait être étonné de voir retenir le nom de Louise Bourgeois, son exposition à l’Unteres Belvedere, à Vienne, jusqu’au 28 janvier 2024. Les artistes sont rares, pas d’autres noms en l’occurrence, mais le lecteur saura à qui penser, qui touchent autant, interpellent, remuant avec pareille violence. Sans concession aucune, ni pour elle-même, ni pour celle ou celui qui s’y confrontent. Avec tous les risques, non, à l’en croire, c’est le contraire, « l’art est une garantie de santé mentale ». En tout cas, thérapie, exorcisme, ou non, le plaisir esthétique est immense, d’autant plus dans l’écrin des salles du palais (même inférieur) viennois.

Et si Louise Bourgeois est aujourd’hui une artiste identifiée par tout le monde, pour ses sculptures, les gigantesques araignées surtout, l’occasion est rare, a été inexistante quasiment en Europe jusqu’à maintenant, de connaître ses peintures, c’est-à-dire ce qu’elle a fait en premier, avant de délaisser les pinceaux. Soit dit en passant, c’est Fernand Léger, son maître des années trente, qui l’avait orientée dans ce sens, elle suivra son conseil bien plus tard, définitivement vers 1950, il reste qu’il y aura toujours des dessins, des gravures.

Un mot, puisque c’est le matériau de son art, de sa naissance (1911) dans une famille de restaurateurs de tapisseries anciennes, des infidélités du père, de la maladie de la mère qui mourra en 1932. Le père, lui, décédera en 1951, année où Louise Bourgeois entre en analyse. À son mariage, moins d’un mois après leur rencontre, en 1938, avec l’historien d’art Robert Goldwater, la voici qui part en Amérique : Runaway Girl, comme dit le titre d’un tableau de cette année-là. Une cellule, Cell (Choisy), une cinquantaine d’année plus tard, véritable cage enfermant une maquette de la maison familiale, avec au-dessus la menace de la lame d’une guillotine. L’œuvre de Louise Bourgeois, à sa mort, en 2010, comprendra une soixantaine de Cells, dont Last Climb, où elle a sauvé l’escalier colimaçon de sa demeure new yorkaise.

Première exposition personnelle aux États-Unis en juin 1945, une seconde, deux ans après, avec 17 tableaux dont la série Femmes Maisons, des corps de femmes, sinueux, combinés, mixés, à des architectures, des maisons donc, rigides ; c’est la tête de la femme qui en est prise, son torse, des fois le corps tout entier est métamorphosé, emprisonné. Louise Bourgeois aura trouvé l’un de ses sujets, ou le plus obsédant, la féminité (est-elle féministe, à chacun de juger), et partant le couple et la sexualité. En 1951, elle fait le voyage d’Italie, tant prisé des artistes américains alors, et il en résultera, plus tard, une Femme Maison en marbre blanc, suivie d’une autre, en étoffe.

Le passage à la sculpture s’était fait dès la fin des années quarante, avec les Personnages, sortes de totems longilignes qui doivent sans doute autant à l’esprit surréaliste qu’à l’exemple de Giacometti. Suivra l’expérimentation avec toutes sortes de matériaux, plâtre, latex, résine… L’exposition viennoise a ce double avantage, elle retrace fidèlement le parcours de Louise Bourgeois, elle nous invite à tout moment à un va-et-vient entre les peintures, les dessins, les gravures et les sculptures. Le catalogue nous donnant en plus, sous forme manuscrite, bon nombre de textes de l’artiste, ses écrits psychanalytiques, elle rédigeait en français comme en anglais : « J’étais toujours consciente d’une possibilité de silence tombant comme le couvercle d’une tombe et m’engloutissant à tout jamais… ».

C’est peut-être contre cela que se dresse son art. Et cela fait qu’on n’échappe à aucun moment à l’urgence qui est la sienne. On a beau s’asseoir dans l’opulence baroque de la grande salle, en son milieu la cellule Last Climb nous rappelle immédiatement à l’ordre. Dans un temps axé sur la question de participation, d’inclusion, c’est le terme miraculeux qui est employé, disons que tout art qui vaille inclut, petit pan de mur jaune ou grand arc hystérique, et répétons qu’il interpelle, ce qui oblige à un retour.

Lucien Kayser
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