La protection de la nature se « financiarise » progressivement

Banques de biodiversité

d'Lëtzebuerger Land du 03.04.2015

Situés à une vingtaine de kilomètres au sud-est d’Arles, les 357 hectares du domaine de Cossure ressemblent aujourd’hui au reste de la Crau, une vaste plaine de 600 kilomètres carrés qui s’étend jusqu’à la mer : une steppe semi-aride et caillouteuse, où paissent 1 600 moutons mérinos. Mais il y a encore quinze ans, on trouvait là un verger industriel de quelque 200 000 pêchers, entourés de 100 000 peupliers destinés à les abriter du mistral omniprésent. Abandonnés en 2005, les arbres ont tous été arrachés par le nouveau propriétaire des lieux, qui n’est autre qu’une banque !

En réalité l’opération a été menée dans le cadre d’une restauration, prévue pour durer trente ans, de tout l’écosystème local, avec la contribution forcée d’entreprises qui compensent ainsi leur destruction, quelque part ailleurs dans la région, d’une partie du patrimoine écologique.

La « compensation écologique » est ancienne. On la date généralement de 1972, avec le vote du Clean Water Act (loi fédérale sur la protection de l’eau) aux États-Unis, où elle a donné naissance à un secteur économique florissant, dont la gestion fait vivre plusieurs dizaines de mitigation banks, littéralement banques d’atténuation, désignées en français sous le vocable de « banques de biodiversité ». Le principe en est simple, quoique discutable sur bien des points. Lorsqu’un aménageur, dans le cadre d’un projet industriel, commercial ou d’infrastructures (ligne ferroviaire, aéroport) porte atteinte au patrimoine historique, à une zone naturelle protégée, ou à une espèce animale ou végétale menacée, la loi l’oblige à compenser les dégâts occasionnés, évalués par une étude d’impact officielle. Comme, le plus souvent, il ne peut être question d’effectuer une « réparation sur place », l’aménageur est invité à financer la conservation ou la réhabilitation d’un autre site, ou la protection de l’espèce ailleurs, mais en général dans la même région.

Et comme la restauration de la biodiversité est une tâche très technique, il la confie la plupart du temps à une société spécialisée appelée « opérateur de compensation ». Cette dernière peut lui proposer une solution sur-mesure : par exemple, pour un industriel qui bâtit une nouvelle usine et doit combler une mare (destruction dont le coût écologique est estimé à 100 000 euros), elle trouvera une autre mare qui sera protégée pendant plusieurs années grâce à la somme versée. Une procédure assez compliquée à mettre en œuvre, surtout au niveau local. D’où l’idée de créer à l’avance des « stocks » de zones ou d’espèces à protéger permettant d’offrir aux aménageurs des solutions « clés en main », répondant de manière standardisée et préétablie à leurs besoins. Le « portage » (par exemple l’achat de terrains sur un lieu X avant leur revente à des industriels ayant pollué une zone protégée Y) est réalisé par un établissement financier (les fameuses mitigation banks) qui assure aussi la gestion écologique.

Aux États-Unis, il en existe deux catégories : celles qui sont orientées sur la protection des espaces aquatiques (Wetland & Stream Banks) selon le Clean Water Act, qui sont les plus nombreuses, et celles qui ont en charge la protection d’espèces menacées (Conservation Banks). Elles sont regroupées au sein d’une puissante organisation, la NMBA (National Mitigation Banking Association), comptant 82 établissements issus de 27 États (la Californie, la Floride et la Virginie étant les mieux représentés).

Revenons en France, où la compensation écologique, prévue par la loi sur la protection de la nature de 1976, n’avait jamais été appliquée. L’ancien verger de Cossure a été racheté en 2008, avec l’accord des autorités, par CDC Biodiversité, une filiale du groupe public Caisse des Dépôts , seule mitigation bank actuellement autorisée en France, pour environ 20 000 euros par hectare, soit sept millions au total. Une demi-douzaine d’entreprises de la région, qui, notamment pour construire des plates-formes logistiques, ont dû « grignoter » 440 hectares de steppe à sa périphérie, dont 262 dans des zones où vivent des oiseaux protégés, ont été contraintes à titre de compensation d’acheter des hectares de la nouvelle « Réserve d’actifs naturels », au prix de 39 000 euros pièce, un prix qui inclut les travaux de restauration du site sur une période de trente ans.

La compensation s’est faite sur la base d’un ratio de 1,72, soit un hectare à acheter pour 1,72 hectares détruits ou abimés. La particularité du système est que CDC Biodiversité conserve la propriété du foncier, les contributeurs n’ayant acquis en réalité que des droits ou « crédits ».

Faute de cadre réglementaire, « l’opération Cossure » était jusqu’ici assez isolée, mais la loi sur la biodiversité votée en France en mars 2015 prévoit de généraliser le système, à l’image des États-Unis, bien qu’il reste très contesté, aussi bien sous l’angle écologique que financier.

Un des inconvénients du dispositif de compensation est que sa rentabilité intrinsèque n’est que rarement assurée sur le court terme. C’est le cas de Cossure. Le seul achat des 357 hectares de terrains a coûté sept millions d’euros, hors frais de fonctionnement de la structure dédiée à sa gestion, et hors travaux, alors que les « ventes » qui ont porté sur 152 hectares seulement se montent à environ six millions quatre ans après le début de la commercialisation.

C’est la raison pour laquelle les mitigation banks, en plus de la contribution obligatoire des aménageurs, industriels et collectivités font appel à des investisseurs publics et privés, institutionnels comme particuliers, pour boucler leurs financements. En contrepartie de leur apport, ceux-ci reçoivent des titres, représentatifs des actifs naturels protégés.

Que peuvent rechercher les détenteurs, puisque, comme l’or, ces titres ne produisent aucun rendement ? La simple préservation de leur capital tout en faisant œuvre écologique est certainement une motivation suffisante pour un grand nombre d’entre eux. Il s’agit d’une forme d’ISR (Investissement socialement responsable).

Mais, comme ces titres sont évidemment négociables, un marché secondaire est apparu, et c’est à ce niveau que des problèmes éthiques peuvent se poser.

Prenons le cas d’une banque dédiée à la protection d’une espèce animale menacée. Elle émet des titres, que j’ai souscrits, adossés à la population de l’espèce à un moment donné et dans un lieu donné. La valeur des titres deviendrait nulle en cas de disparition totale des animaux, un cas de figure peu probable puisque la banque est précisément chargée de l’éviter. En revanche, leur raréfaction fera monter la valeur du titre et pourrait m’inciter à vendre pour faire une plus-value, une préoccupation fort peu écologique.

Allons plus loin. Comme le note l’expert Idriss J. Aberkane dans Le Point du 5 mars 2015 « il faut s’attendre à toute la panoplie des irrationalités humaines qui accompagnent les bulles et le profit facile ». En effet la financiarisation de la protection de la nature conduit logiquement à la spéculation, comme on l’a vu dans d’autres domaines (marché des quotas de carbone).

Je peux ainsi vendre le titre à découvert (ce qui signifie que je ne le possède pas actuellement). Dans ce cas j’espère plutôt que l’animal va proliférer, car il y aura alors davantage de titres sur le marché, leur valeur va baisser et je pourrai à l’échéance acheter à bon prix pour revendre aussitôt avec profit. Mais si jamais l’espèce disparaît, la valeur du titre tombe à zéro, et je gagnerai encore davantage ! À chaque fois, une évolution écologiquement défavorable m’aura enrichi !

On pourrait objecter qu’une banque détenant des actifs fonciers sur une longue durée met à l’abri de cette spéculation. Sauf que d’autres problèmes peuvent alors se poser.

La valeur des titres au moment de leur émission n’est pas entièrement adossée à un actif tangible car elle inclut la valeur des travaux à effectuer : or ceux-ci peuvent être retardés ou échouer. Le projet tout entier peut être raboté, comme à Cossure : si à l’issue du bilan qui sera fait l’année prochaine, les perspectives de vendre les 200 hectares non encore « commercialisés » au titre de la compensation obligatoire ne sont pas bonnes, CDC Biodiversité aura le droit de se défaire de la moitié des terrains achetés à l’origine. Certainement une bonne affaire pour la banque, mais un vrai désastre pour la flore et la faune dont la protection serait abandonnée sur près de 180 hectares !

Georges Canto
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