Une brève histoire du droit du bail

Une loi purement luxembourgeoise

d'Lëtzebuerger Land vom 28.02.2014

Le régime légal sur le bail à loyer, tel qu’il résulte de la loi du 21 septembre 2006, n’est pas le fruit d’une procédure législative unique et cohérente. Il est le résultat d’un siècle de négligences suivi d’un siècle d’interventions, de réponses à des situations économiques ou sociales sans aucune vision à long terme, sans aucune recherche de cohérence. Alors que la plupart des textes normatifs luxembourgeois ont été inspirés des travaux législatifs de nos voisins, le régime du bail d’habitation a été inspiré par des Luxembourgeois pour des Luxembourgeois.

Le système des commissions des loyers, de la prorogation légale du contrat de bail venu à terme, la référence au capital investi et la défense de l’adaptation indiciaire du loyer sont des principes inconnus sous cette forme dans les pays voisins au Luxembourg. Notre législation sur le bail à loyer est en ce sens incomparable aux régimes français, allemand ou belge. Elle ne peut être comprise que si on saisit l’évolution historique de cette réglementation.

Un arrêté grand-ducal du 4 juin 1918, pris en vertu de la loi des pouvoirs spéciaux du 15 mars 1915 introduisait au Luxembourg les « offices de conciliation » pour les contestations entre bailleurs et preneurs de locaux à usage d’habitation. Un tel office de conciliation existait pour chaque canton et était composé d’un juge de paix comme président, d’un assesseur propriétaire et d’un assesseur locataire. Cet « office de conciliation » n’était pas à comparer avec une commission des loyers qui a comme compétence exclusive la fixation du loyer. Sa compétence était générale (résiliation du bail, respect du contrat, charges locatives, etc.) mais n’était pas une compétence de fixation du loyer, la loi luxembourgeoise ne connaissait pas à ce moment le principe du loyer légal.

Au lieu de répondre par des mesures sociales, le législateur répondait par des mesures procédurales.

Un an plus tard, le 13 juin 1919, un arrêté grand-ducal instituait au Luxembourg les tribunaux arbitraux des loyers. Ils devaient remplacer les offices de conciliation et étaient également situés au niveau cantonal. Ces tribunaux fonctionnaient comme les actuelles juridictions de travail : le tribunal était présidé par le juge de paix, il était assisté d’un assesseur-bailleur et d’un assesseur-preneur. Il s’agissait d’une juridiction d’exception à caractère temporaire avec une compétence générale pour trancher toutes les difficultés entre bailleurs et preneurs. Le locataire qui estimait son loyer trop élevé pouvait faire appel à ce tribunal arbitral pour obtenir une fixation du loyer, fixation qui se faisait suivant les principes de l’équité. Cette juridiction d’exception ne connaissait pas la voie de l’appel, seul un pourvoi en cassation était possible.

De nouveau, au lieu de répondre par des mesures réglementaires, le législateur réglementait la procédure.

Les arrêtés grand-ducaux des 4 juin 1918 et 13 juin 1919 étaient de peu d’utilité car très difficiles d’application. L’effet escompté ne fut pas réalisé et dès l’automne 1919, le gouvernement commençait à préparer une loi de bail à loyer plus circonstanciée, la loi du 29 mars 1920. Cette loi devait régir les relations entre bailleurs et preneurs jusqu’en 1955. À part les interventions répétées au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, elle ne connaissait que peu de modifications. Elle devait également constituer la base de réflexion de la loi du 14 février 1955 puisqu’elle contenait un grand nombre de dispositions que nous connaissons encore aujourd’hui : la prorogation des baux à partir de leur expiration, la fixation du prix des loyers à six pour cent de la valeur estimative de l’immeuble augmentée de quarante. Enfin, la loi de 1920 a introduit un droit de réquisition à l’administration communale afin d’assurer sa mission, d’assurer le logement de toute personne habitant le territoire de la commune. Ce droit de réquisition portait sur les immeubles non occupés et ceux occupés par des ressortissants ennemis.

On constate que la plupart des mesures qui existaient dans la loi de 1920 ont été reprises telles quelles dans la loi du 14 février 1955 sur le bail à loyer qui régissait la matière du bail à loyer pendant plus de soixante ans jusqu’en 2006. Le législateur de 2006 n’a pas voulu revenir sur ces mesures qui étaient dorénavant fortement ancrées en droit luxembourgeois.

À la suite des événements de la Deuxième Guerre mondiale, notamment à la suite de l’offensive von Rundstedt, le Grand-Duché se retrouvait dans une situation peu enviable : un tiers du parc immobilier avait été détruit ou fortement endommagé et le rapatriement des réfugiés mettait le Gouvernement devant des choix difficiles. A plusieurs reprises, le législateur intervenait d’urgence, toujours dans une vue à court terme, toujours en vue de réduire le sort des plus démunis.

L’arrêté grand-ducal du 10 janvier 1945 consacre encore une fois à titre provisoire pour une année, avec possibilité de renouvellement, la prorogation des baux à loyers, sauf besoin personnel, le niveau de la fixation des loyers à la suite de la conversion de la Reichsmark en franc luxembourgeois ainsi que la suspension provisoire de toutes les clauses indiciaires.

Quelques mois plus tard, le 24 décembre 1945, un nouvel arrêté grand-ducal bloque les loyers jusqu’au 30 juin 1946 et étend la notion de besoin personnel non seulement au propriétaire lui-même mais également à ses descendants. Les mesures prises pour calmer la situation du marché du logement ont été prorogées.

Onze semaines plus tard, le 9 mars 1946, fut déposé un projet de loi aboutissant à la loi du 28 juin 1946. Comme à la suite de la Première Guerre mondiale, l’administration communale retrouve son droit de réquisition portant sur les immeubles non occupés et ceux occupés par des ressortissants ennemis. Ce droit de réquisition a été maintenu dans la loi du 14 février 1955. Il était toutefois soumis à la constatation au préalable par le conseil communal de l’état de pénurie de logements dans la commune. Cette même loi introduisait la prorogation automatique des contrats de bail venus à terme. Cette prorogation, reprise par la loi du 14 février 1955, a été maintenue en 1987 et se retrouve aujourd’hui dans la loi du 26 septembre 2006.

Une autre loi, celle du 30 octobre 1948, introduisait le principe de la protection des personnes condamnées à déguerpir de leur logement : dorénavant toute personne condamnée à déguerpir pouvait demander un sursis à l’exécution de cette décision. On retrouvera cette disposition dans la loi de 1955 tout comme dans la loi de 2006.

Une loi du 20 juillet 1950 impose, à titre définitif, l’opposabilité du bail à tout nouvel acquéreur. Elle existait déjà dans la loi du 21 mars 1947, mais seulement à titre provisoire. Cette disposition a été reprise par la loi de 1955, elle a été modifiée, mais quant au principe maintenu dans la loi de 2006.

Vient ensuite la loi du 14 février 1955, cette loi régissant la matière du bail à loyer jusqu’en 2006. Cette loi n’innovait pas. Elle reprenait les dispositions légales et réglementaires, qui préexistaient et qui avaient été prises par les pouvoirs publics au lendemain de la Libération. Le titre officiel de la loi du 14 février 1955 est celui de la loi « portant coordination des dispositions légales et réglementaires en matière de bail à loyer ».

Pendant trente ans, on ne touchait plus à la loi sur le bail à loyer. Les initiatives pour modifier ce régime n’étaient toutefois pas rares : il y avait une proposition du député Margue en date du 14 décembre 1971, une proposition du député Rippinger du 18 janvier 1983 et une du député Berg en date du 7 juillet 1983. En fin de compte, un projet de loi fut déposé le 15 mars 1983 et a abouti le 27 août 1987 (quatre ans plus tard) à une modification de la loi de 1955. Nous nous permettons de citer Monsieur Jean Bour à ce sujet : « La loi compte dans sa teneur actuelle, 300 lignes dont 40 constituent une rédaction nouvelle » !

La loi du 21 septembre 2006 n’a guère innové : les commissions des loyers ont été maintenues, sauf qu’elles ont été limitées quant à leur nombre. La compétence du commissaire de district a été élargie pour assumer celle de la commission des loyers pour les communes ayant moins de 6 000 habitants ; mais le principe de la commission des loyers a été maintenu. Le principe de limiter les loyers à cinq pour cent du capital investi a également été maintenu, tout comme celui de la prorogation du contrat de bail venu à terme. Le refus de l’adaptation indiciaire du contrat de bail reste ancré dans notre système juridique.

Le législateur a néanmoins mis un terme à la différence anachronique entre les immeubles datant d’avant le 10 septembre 1944 et ceux achevés après la Libération. Par ailleurs, l’obligation pour le bailleur-copropriétaire de justifier chaque dépense de la copropriété a été améliorée : le décompte approuvé par les copropriétaires suffit comme justificatif pour le bailleur ; sauf le droit du preneur de prouver outre ce décompte, mais les frais d’expertise sont dorénavant à charge du preneur.

La loi de 2006 était surtout destinée à limiter son champ d’application au seul contrat de bail d’habitation principale, afin d’éviter cette protection à tous les logements secondaires. Les modifications apportées au régime presque séculaire étaient des adaptations afin d’éviter les excès et les abus qui trouvaient leur source dans une application rigoureuse du régime juridique antérieur : il n’est plus possible au preneur d’échapper au paiement des avances sur charges en contestant sans raison les décomptes approuvés par l’assemblée générale des copropriétaires. Il n’est plus possible d’exiger une application rigoureuse de la loi pour les immeubles réalisés avant la Deuxième Guerre mondiale, et devoir appliquer un loyer dérisoire à un immeuble d’une valeur très élevée. Il n’est plus possible que le locataire puisse ruiner le propriétaire qui a acheté l’immeuble pour l’habiter lui-même, et ceci en se maintenant dans les lieux.

Le législateur luxembourgeois a tendance à adopter tel quel les solutions juridiques qui ont fait leurs preuves dans les pays avoisinants. Rarement il fait preuve d’une imagination permettant de trouver aux problèmes luxembourgeois une solution originale. D’un autre côté, il faut admettre que ce n’est pas au législateur luxembourgeois de réinventer la roue, de trouver des solutions spécifiques alors que les solutions trouvées par nos voisins belge et français pourraient être adoptées directement en droit luxembourgeois.

Le régime sur le bail d’habitation, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est issu fondamentalement des épreuves qu’ont connues les Luxembourgeois à la suite des événements du premier conflit mondial. Même avec quelques adaptations apportées d’urgence au moment de la libération du joug nazi, la loi du 14 février 1955 a repris les solutions juridiques ayant existé auparavant. La loi de 2006 n’a rien inventé. C’est un régime juridique proprement luxembourgeois qui a été adopté au fil des années et qui ne s’est inspiré d’aucune solution française ou belge. Ce régime purement luxembourgeois est destiné à se maintenir pendant de longues années.

Georges Krieger est avocat au barreau de Luxembourg depuis 1988. Spécialisé en droit immobilier, il a rédigé de nombreux articles et livres sur le contrat de bail, le contrat de bail commercial et le droit immobilier. Sa dernière publication date de janvier 2014 et concerne l’autorisation de bâtir (Les autorisations du bourgmestre, édition Portalis)
Georges Krieger
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