54/04 Europe

Face au dilemme de l’union politique

d'Lëtzebuerger Land vom 07.01.2004

Les débats sur le devenir de l’Europe seraient-ils condamnés à n’être qu’un éternel recommencement ? Du point de vue luxembourgeois, beaucoup dans les événements des dernières semaines invite à ce constat. Avant le dernier sommet de Bruxelles, qui eut le succès que l’on sait, l’idée d’un groupe d’États pionniers bien décidés à aller de l’avant dans des domaines aussi essentiels que la politique étrangère ou la défense semblait trouver le plein accord de la part des autorités gouvernementales luxembourgeoises, trop heureuses de saluer ce saut qualitatif vers une intégration enfin digne de ce nom. Mais alors que le président français Jacques Chirac tira ce joker de sa manche pour contourner l’enlisement qui menace plus que jamais une Europe à 25, le grand-duché de Luxembourg fut de ceux parmi les États fondateurs de la Communauté qui freinèrent des quatre fers l’initiative tactique du président français. Plus que l’opportunité du moment, c’est l’objet même d’une déclaration solennelle des Six qui se trouvait mis en cause : l’Europe du premier cercle, à entendre les interprétations officielles du plus petit État membre, ne pourrait être le fruit d’une volonté pré-établie de quelques-uns, mais elle serait le résultat de l’impossibilité dûment constatée d’avancer tous ensemble du même pas.

Repris à leur manière par les Français, ceux-là mêmes qui il y a dix ans avaient repoussé sans ménagement un plan allemand de noyau dur, le projet du groupe pionnier n’en reste pas moins une piste sérieuse à moyen terme. Et le Luxembourg se garde toutes les options ouvertes, dont  bien entendu celle qui consistera à prendre le train en marche parmi les tout premiers. 

Si tant est qu’il ait existé, le flottement luxembourgeois dans cette affaire n’apparaît tout au plus que comme un épiphénomène. Beaucoup plus révélatrice, en revanche, est sa visible retenue face à un enjeu qui n’a rien d’anodin. Cette réserve a des raisons profondes et historiques. En effet l’initiative chiraquienne tend à faire fi des institutions et des mécanismes communautaires existants, puisque la création d’une avant-garde appellerait la mise en place d’un « secrétariat »  indépendant chargé de coordonner au mieux l’action entreprise de concert par les gouvernements. Face à une telle perspective, en quelque sorte un saut dans le vide, l’inquiétude luxembourgeoise n’en devient que plus compréhensible : voilà le gouvernement invité à ériger la coopération intergouvernementale comme outil privilégié de la construction européenne, alors qu’il a fait depuis des décennies de la défense de la « méthode communautaire » le dogme de sa politique, en dénonçant, jusqu’à la caricature parfois, les dangers et l’inefficacité de l’intergouvernemental.

C’est ici que s’impose la référence à cinquante ans de querelles théologiques qui accompagnent l’unification européenne. Car, à bien y réfléchir, le projet défendu par le président de la République emprunte la plupart de ses traits au « plan Fouchet » que la France gaulliste et triomphante du début des années 60 s’efforça de promouvoir avec insistance auprès de ses cinq partenaires d’alors, dans le but d’instaurer une véritable union politique. Et comment ne pas souligner dans des situations comparables la remarquable continuité des réactions luxembourgeoises, résumées dans les hésitations et l’embarras du gouvernement de Pierre Werner face à la personnalité tutélaire de de Gaulle ?1 : 

« Nous nous méfiions bien sûr des intentions profondes du Général de Gaulle à propos des institutions communautaires créées par les Traités de Paris et de Rome. La thèse luxembourgeoise était celle de l’intangibilité des Traités conclus et ratifiés. Toute nouvelle structure complémentaire ne devrait pas, à nos yeux, affaiblir les structures de décision existantes dans les matières prévues par les Traités. D’un autre côté, il ne nous paraissait pas déraisonnable de rechercher des formes alternatives de coopération dans les domaines autres que ceux-là, surtout à partir du moment où ils touchaient plus directement à l’identité et à la souveraineté des États membres. Or, il est indispensable de coordonner la politique communautaire avec des visées communes en matière de politique étrangère et de défense. Comme à ce moment il n’y avait pas de projet de coopération politique ayant des chances d’aboutir, pourquoi ne pas accepter de discuter une initiative française en ce domaine ? Quitte à voir la France être prise à son propre jeu, puisqu’à notre avis elle serait obligée, par la nature des choses, à accepter à la longue des modalités conformes à ses propres visions d’efficacité. (…) Pourquoi ne pas commencer par une structure confédérale, alors que l’Histoire prouve que si les Confédérations réussissent bien, elles ont une tendance à glisser vers des structures fédérales ? » 

D’une attitude plutôt ouverte au début2, le Luxembourg sera amené, progressivement et par devoir de solidarité, à épouser le point de vue du Benelux, avec à sa tête, des Pays-Bas intraitables. Leur opposition d’alors est certainement des plus légitimes, mais l’argumentaire s’enferre vite dans la contradiction. Aussi la peur de l’hégémonie française conduit-elle à l’époque le gouvernement néerlandais à exiger la participation du Royaume-Uni à ce projet d’union, participation dont il sait pourtant parfaitement qu’elle rend illusoire la réalisation d’une Europe fédérale, qui fait figure d’ultima ratio de sa politique.

Le diplomate luxembourgeois Robert Bloes3 écrit avec beaucoup de lucidité à ce sujet : « En toute hypothèse, il y avait contradiction flagrante à poser le dilemme de la sorte (c’est-à-dire l’unification européenne sans le Royaume-Uni mais sur un concept d’intégration ou alors l’admission par la France du Royaume-Uni à un projet qui devenait par la force des choses d’essence intergouvernementale). Quel terme du dilemme l’emporterait ? Pour les Pays-Bas, il n’y avait pas de doute : c’était l’admission de la Grande-Bretagne au Marché commun, et même c’était là, la seule chose qui importait. » L’essentiel est donc de s’opposer à toute visée hégémonique, réelle ou supposée. Mais avec cet échec, qui suit celui de la Communauté européenne de défense en 1954, la construction européenne délaisse pour longtemps le terrain politique.

Quarante ans plus tard, dans le contexte d’une Europe radicalement transformée, il est frappant de constater que la question de l’union politique se pose en des termes qui en fin de compte n’ont que peu varié. C’est que la « méthode Monnet » si efficace sur le plan économique demeure tout à fait inopérante sur le plan politique. Un demi-siècle en fournit la preuve. Les intérêts économiques communs n’entraînent pas la solidarité entre États. Ils fondent encore moins une politique commune. Malgré toutes les promesses qui avaient été faites par les zélateurs de l’idée européenne, le succès de l’union économique aura définitivement dissipé les dernières illusions à ce sujet : l’UEM, pour aboutir à quoi ? serait-on presque tenté de rétorquer aux Pères fondateurs. 

Alors que l’Europe est gagnée par une paralysie rampante et que sa dimension politique est toujours dans les limbes, pour les petits États, Luxembourg au premier chef, demeure un même dilemme cruel : accepter de se mettre quelque peu en retrait pour laisser les grands s’occuper des choses sérieuses ou décréter l’intangibilité des recettes du passé, au risque que décidément rien ne change. 

Pas plus qu’hier, la réponse ne semble facile.

1 Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens, Évolutions et souvenirs (1945-1985), Luxembourg, tome II, pages 23 et 25

2 Cf Eugène Schaus, ministre des Affaires étrangères : « Le gouvernement luxembourgeois a défendu l’idée que dans chaque domaine d’action, il faut essayer de trouver les méthodes d’action les plus appropriées ; or il n’est nullement dit que les méthodes éprouvées dans le domaine économique puissent être transposées sans modification au domaine politique,
l’unification politique touche aux racines même de l’existence autonome des États et il faut donc aborder ce problème avec grande prudence. »

3 Robert Bloes, Le Plan Fouchet et le problème de l’Union politique, Bruxelles, 1970

Michel Heintz
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