Dur de financer l’État-providence dans une Europe post-pandémique. Mise en perspective

Marges de manœuvre

Premier Eurogroupe pour Gilles Roth (CSV), ici en discussion avec son président irlandais Paschal Donohoe
Photo: Conseil européen
d'Lëtzebuerger Land du 15.12.2023

Contraint par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe à limiter le niveau des recettes fiscales, le chancelier allemand Olaf Scholz a exclu, dans une déclaration du 9 décembre, toute réduction des dépenses sociales, ouvrant la voie à un déficit de soixante milliards d’euros et à une aggravation de l’endettement du pays. Le prix à payer, selon lui, pour éviter « tout démantèlement de l’État-providence » en Allemagne. Son cas est loin d’être isolé en Europe. Plusieurs gouvernements ne peuvent se résoudre à tailler dans les dépenses publiques, dont le niveau atteint déjà un pourcentage inquiétant du PIB. Ils pourraient même être amenés à les augmenter, mais compte tenu de l’état de leurs budgets et de leurs dettes, leurs marges de manœuvres sont réduites. Dans ce paysage un peu déprimant, le Luxembourg fait exception en raison de la « bonne tenue de ses finances publiques », relevée par l’agence Moody’s début 2023. Le weekend dernier, le AAA du Luxembourg a été confirmé par Scope et Fitch Ratings.

En février 2023 la Commission européenne a publié un document de 108 pages intitulé The future of social protection and of the welfare state in the EU. Il indique que « le rôle de l’État-providence étendu, qui est l’une des caractéristiques fondamentales des sociétés européennes, est sérieusement remis en question ces dernières décennies par l’intensification de la concurrence économique mondiale et par une série d’évolutions sociales telles que le vieillissement démographique, les nouvelles structures familiales, l’évolution technologique et l’évolution correspondante du marché du travail ». Selon ledit rapport, les pressions exercées par l’augmentation des dépenses et la diminution des recettes, compte tenu de l’évolution du monde du travail, auraient rendu les réformes « particulièrement difficiles pour les gouvernements nationaux dans l’UE ».

Les dépenses publiques des pays de l’UE s’élevaient en moyenne à 48,9 pour cent du PIB au deuxième trimestre de 2023, en hausse de 2,3 points par rapport à leur niveau pré-pandémie. Les quatre premiers postes de dépenses, qui comptent pour près de 79 pour cent du total, sont la protection sociale (retraites, allocations familiales et de chômage) avec 41,3 pour cent, loin devant la santé (quinze pour cent), les services publics (12,4 pour cent) et l’éducation (dix pour cent). Les dépenses publiques sont réputées obéir à un « effet de cliquet », c’est-à-dire qu’une fois décidées et engagées il est très difficile, socialement et politiquement, de revenir dessus. Elles manifestent de ce fait une forte tendance à une hausse continue, en valeur comme en pourcentage. En France, elles sont passées en l’espace d’un demi-siècle de 35 à 58 pour cent du PIB, record d’Europe.

Face à cela, les recettes publiques ont du mal à suivre, s’établissant dans l’UE à 45,6 pour cent du PIB au deuxième trimestre 2023. Pour l’essentiel elles dépendent de la fiscalité sur les ménages et les entreprises. Selon l’OCDE, la pression fiscale en Europe est à la limite du supportable avec, dans plusieurs cas, un niveau frôlant ou dépassant les quarante voire les 45 pour cent du PIB (en France et au Danemark). Dans ces pays la marge de manœuvre est très réduite si l’on veut continuer à maintenir les conditions d’un « État-providence ». Seuls cinq pays (l’Irlande, la Roumanie, la Croatie, Malte et Chypre) affichaient des taux inférieurs à 25 pour cent. La confrontation entre dépenses et recettes publiques se traduit par l’apparition, voire le creusement, de déficits budgétaires. Au deuxième trimestre 2023, les déficits publics dans l’UE étaient en moyenne de 3,2 pour cent du PIB. Une moyenne qui cache de grosses disparités, avec six pays excédentaires et onze pays au-dessus de trois pour cent (dont trois au-dessus de cinq pour cent).

La conséquence de déficits cumulés, parfois réguliers (la France n’a pas connu d’excédent depuis 1974) est la croissance de l’endettement. La dette publique des pays de l’UE atteignait mi-2023 le montant pharamineux de 13 680 milliards d’euros, soit 83,1 pour cent du PIB européen, un taux néanmoins en baisse de 2,8 points en un an. À nouveau, des écarts importants existent les quatorze « pays vertueux », soit pratiquement un sur deux, où la dette est inférieure à soixante pour cent du PIB (montant maximum qui était prévu par le Pacte de stabilité et de croissance adopté en 1997 avant l’arrivée de la monnaie unique) et les six « mauvais élèves » où elle dépasse, parfois de beaucoup, les cent pour cent.

En cette période de hausse des taux d’intérêt, un endettement élevé peut coûter très cher. Ainsi en France, dont la dette est la plus élevée d’Europe en valeur avec quelques 3 000 milliards d’euros (112 pour cent du PIB), soit deux fois plus que l’Espagne et davantage que l’Italie et l’Allemagne (environ 2 600 milliards chacune), le « service de la dette » (paiement des intérêts) est passé de 38,5 milliards d’euros en 2021 à 55,5 milliards en 2023, soit 44 pour cent de plus. C’est le deuxième poste du budget de l’État après l’éducation mais avant le ministère de la défense ! Plus de 70 milliards sont attendus en 2027, et ce sera alors le premier poste de dépenses.

Autre problème pour un État endetté, sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur. Selon Statista, dans un grand nombre de pays européens tels que la Belgique, la France, l’Autriche ou l’Irlande, la plus grande partie de la dette était, en 2022, aux mains d’investisseurs non-résidents, contrairement à la Suède, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie. Quand la dette est majoritairement détenue par des non-résidents le pays est très dépendant de la notation accordée par les grandes agences internationales. Plus la note est faible plus les investisseurs exigeront une rémunération élevée, ce qui déclenche un cercle vicieux.

Le Luxembourg n’échappera pas aux défis évoqués dans le document publié par la Commission européenne en début d’année. Les agences de notation rappellent que des risques budgétaires persistent, tels que les pressions économiques et financières à long terme liées au vieillissement de la population, qui impacte les retraites et les dépenses de santé. Mais le Grand-Duché fait partie des rares pays à conserver des marges de manœuvre pour les affronter. La générosité du système social, notamment en termes de prestations, se traduit par un haut niveau de dépenses publiques. Selon le site touteleurope.eu, le Luxembourg se classe au 18e rang (sur 27) avec une proportion de 43,3 pour cent du PIB, qui reste cependant inférieure de près de six points à la moyenne européenne. Le point le plus étonnant est que, selon Eurostat, les dépenses de santé ne pèsent qu’environ 5,5 pour cent du PIB, soit deux fois moins en pourcentage qu’en Allemagne, France, Belgique, Pays-Bas et Suisse ! Face à cela, en 2022, les recettes fiscales atteignaient 38,6 pour cent du PIB, un ratio qui n’a que peu augmenté depuis 2000 (37 pour cent) plaçant le Luxembourg à la onzième place européenne.

La principale ressource fiscale est constituée par les cotisations sociales (27,5 pour cent). Elles sont suivies de près par l’impôt sur les personnes physiques (26,3 pour cent), puis vient la TVA (15,4 pour cent). L’impôt sur les sociétés ne représente que 11,8 pour cent du total, mais selon l’OCDE ses recettes pèsent pour 4,53 pour cent du PIB, un taux record en Europe (2,5 pour cent en France et en Allemagne). Les prélèvements fiscaux portant, directement ou indirectement, en majorité sur les ménages, cela laisse peut-être du « grain à moudre » du côté des entreprises car le « taux d’imposition effectif moyen », qui était de 23,2 pour cent en 2021, restait inférieur au taux officiel de 24,9 pour cent.

Mais la fiscalité ne fait pas toutes les recettes publiques, qui au final représentaient 43,7 pour cent du PIB en 2022. Même si de légers déficits sont attendus en 2023 et 2024 selon le Statec, l’excédent budgétaire a été quasiment la norme au Luxembourg au cours des décennies passées, de sorte que le pays affiche un endettement très modeste de 28,2 pour cent du PIB. C’est la troisième performance européenne après la Bulgarie et l’Estonie. La dette luxembourgeoise est détenue à plus de 48 pour cent par des institutions financières locales, mais à 51,7 pour cent par des non-résidents. Cette dépendance est atténuée par l’appartenance du Luxembourg au club des sept pays européens (avec le Danemark, la Norvège, la Suède, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Suisse) à bénéficier du fameux « Triple A » décerné par les trois principales agences de notation. Bien que le gouvernement se soit engagé à ne pas tolérer une dette publique trop supérieure à trente pour cent du PIB, le Luxembourg semble posséder des marges de manœuvre suffisantes pour maintenir un « welfare state » de qualité malgré les défis à relever.

Georges Canto
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