Théâtre/débat

Voir la violence autrement

d'Lëtzebuerger Land vom 22.11.2019

« Je conseille à tous les journalistes de voir le violence sur scène ou dans la littérature avant d’en écrire une ligne », dit Florence Aubenas mercredi au Grand Théâtre, lors d’un débat avec le metteur en scène Julien Gosselin, qui présente ce week-end son cycle Don DeLillo en ouverture de la programmation sur la violence des Théâtres de la Ville. Aubenas est grand reporter, a travaillé pour Libération en zones de guerre – du Rwanda en passant par les Balkans jusqu’en Irak, où elle fut prise en otage durant quatre mois – et est actuellement au Monde, pour lequel elle a accompagné le mouvement des gilets jaunes. Son livre-témoignage sur la vie des plus démunis, Le Quai de Ouistreham, vient d’être adapté pour le cinéma par Emmanuel Carrère. Elle connaît, pour l’avoir vécue, la violence sociale de la pauvreté et celle, physique, d’une guerre. « Le réel est beaucoup moins angoissant que sa représentation, raconte-t-elle. En situation de guerre, la vie est plus forte, plus tranchée ». Elle assure n’avoir pas de séquelles de sa prise d’otage, parce que c’était ailleurs, loin de son quotidien, alors qu’elle a vu des vies brisées par un licenciement, voire même un divorce en France.

« Moi-même, je suis tétanisé par la moindre violence », estima, pour sa part, le metteur en scène Julien Gosselin, qui pourtant en parle sans cesse dans ses spectacles hors normes (le cycle DeLillo dure presque dix heures lorsqu’il est présenté d’affilée). « La littérature est le seul mode de transformation de la violence, sans mettre les gens face à l’horreur. » Ce grand lecteur adapte ce qui l’émeut, « j’amène mes propres larmes sur un texte et parfois les acteurs ne pleurent pas avec moi. Un spectacle est un nœud à l’intérieur de plusieurs personnes. »

En presque deux heures d’échanges, ce débat entre Florence Aubenas et Julien Gosselin fut une démonstration magistrale de la beauté de l’intelligence, la première écrivant le réel et le deuxième tentant de le représenter et les deux ayant une grande curiosité pour le travail de l’autre. Et le monde qui les entoure. Entre l’écriture concrète du journalisme et l’abstraction du théâtre, cet art éphémère de la parole, les questionnements sont souvent les mêmes. « Un journaliste, dit Aubenas, ne doit jamais s’adonner à la jouissance de l’horreur », voilà une des règles qu’elle s’est données dans son code de conduite personnel. Et de regretter qu’aujourd’hui, les médias « recrutent des jeunes sans jamais avoir le temps de les former. Un jeune journaliste doit savoir tout faire tout de suite. On embauche des ‘techniciens’ qui sont obligés d’être opérationnels dès le premier jour. » Ces journalistes vont faire des interviews « de techniciens », bien faits, mais « qui ne vont jamais faire bouger les lignes ». Cela résonne particulièrement au Luxembourg en ce moment, où l’indépendance des médias est de plus en plus souvent mise en cause. Une autre forme de violence.

Le cycle Don DeLillo par Julien Gosselin et sa troupe Si vous pouviez lécher mon cœur se déroule en trois soirées de trois heures chacune, jeudi 21 novembre (Joueurs), vendredi 22 (Mao II) et samedi 23 (Les noms), toujours à 20 heures au Grand Théâtre.

josée hansen
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