Parcours sur le Luxembourg golfique entre déconfinement, démocratisation et démythification

Terrains conquis

Le Grand-Ducal aux portes de la capitale : plus qu’un club
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 04.06.2021

Swing state Lundi après-midi. Le Golf Club Grand-Ducal accueille Romain Langasque, golfeur pro, 175e au classement mondial. Le Français débarque entre deux tournois internationaux dans le cadre d’un événement corporate organisé par une société privée. Legends Classic propose à des entreprises d’offrir à leurs employés ou à leurs clients une expérience avec un golfeur de renom. « Golf is a fantastic sport in many ways. Not only because of its wonderful and relaxing surroundings ; it is also one of the strongest social networking tools, where many have developed long-term friendships as well as quality business relationships », explique Michael Jones l’entrepreneur-golfeur derrière cette compétition réservée aux entreprises. Pour 2 595 euros, celles-ci placent une équipe de quatre joueurs dans un tournoi qui en rassemble une vingtaine. Au programme de la journée, on « battra le pro », déjeunera au club house, assistera à une démonstration et dégustera un cocktail. L’événement semble anecdotique, car courant en temps normal sur les parcours, du fait de la présence au Grand-Duché de groupes événementiels spécialisés et intéressés par l’écosystème de banque privée et de fonds d’investissement (par exemple Golf Planet Events). Mais il atteste que l’activité golfique reprend pour de bon dans le contexte de fin de pandémie.

Le golf n’a (presque) jamais complètement baissé pavillon durant la pandémie et les confinements. L’activité a même suscité un engouement, « un énorme boom » comme le relève le joueur et entrepreneur Patrick Rahmé. Le fondateur de All Square, plateforme à destination de la communauté golfique internationale aux 250 000 membres, parcourt la planète golf et constate que ce regain d’intérêt procède de la distanciation naturelle sur un parcours ainsi que du télétravail : le temps économisé sur les trajets permet de s’investir dans la pratique. Patrick Rahmé l’a aussi constaté par la boutique Lux Golf House dans laquelle sa boîte a acquis une participation (notamment pour monétiser son réseau). Malgré le confinement et grâce à l’adjonction d’un e-shop (au magasin bricks & mortar de 600 mètres carrés à Bertrange qui portera bientôt le nom The Golf Store by All Square), les ventes ont grimpé de trente pour cent en 2020. Partout des records sont atteints en ces deux premiers trimestres, « les fabricants n’arrivent plus à suivre » (aussi à cause de la pénurie des matériaux), complète Patrick Rahmé ce mercredi depuis Majorque. Parmi ses amis trente-quarantenaires beaucoup s’y sont mis. À la pause déjeuner, le practice ouvert voilà quelques années à la Cloche d’Or attire les auditeurs et consultants des Big Four répartis autour. Le président de la Fédération, Christian Schock constate le retour de nombreux membres sur les parcours. Le nombre d’adhérents, 3 500, n’a pas encore augmenté, mais la participation oui, affirme-t-il.

Sport capital Joué en extérieur, ponctué de longues marches (autour de dix kilomètres pour un 18 trous) ou de déplacements en voiturette électrique, un parcours dure entre quatre et six heures (selon le trafic et les aptitudes) et permet des discussions en longueur. La réouverture des bars et restaurants disposés à propos à proximité des greens promettent un échange poussé dans la convivialité… et la confidentialité, de quoi assurer au golf le relais des clubs services traditionnels comme le Rotary, le Lion’s ou la Table ronde (pour les moins de quarante) où les notables entretiennent leur entregent. Notons à ce titre l’émergence en 2005 de l’association Women in Business, créée par l’ancienne directrice de Pricewaterhouse Coopers, Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenzini et qui rassemble des dirigeantes d’entreprises, notamment autour d’événements golf. Le golf est réservé aux membres et à ses invités. La sélectivité et des tarifs relativement élevés, notamment au Luxembourg, constituent autant de barrières à l’entrée. Une corrélation semble exister entre le prix de l’adhésion et la situation géographique des golfs. Plus on s’éloigne de la capitale, moins l’adhésion est chère. On paie 1 580 euros à l’année à Clervaux, 1 200 à Christnach, 2 065 à Junglinster (ou Golf de Luxembourg) avec un droit d’entrée de 4 000 euros, 2 350 à Canach (ou Kikuoka) avec un non refundable entry fee de 2 000 euros. Le prix de l’adhésion au saint des saints le Golf Club Grand-Ducal n’apparaît pas sur le site internet. Selon nos informations, il s’établit à 1 850 euros annuels précédés de 8 000 euros versés à l’inscription. Mais l’exploitation de l’un ou l’autre parcours dépend de pesanteurs historiques. 

Le golf, mondialement, suit une tendance à la démocratisation. « Il connaît ce qu’a connu le tennis dans les années 1980 », commente Laurent Bravetti, adepte des fairways de la Grande Région. Les analyses de référence nuancent un peu le propos. Le KPMG Golf Participation Report atteste d’un tassement de la pratique sur le Vieux Continent avant l’épisode Covid-19. Le Golf Around the World Report 2020 (plus tourné vers l’industrie) recense les croissances les plus rapides des infrastructures golfiques en Amérique du nord et en Asie entre 2014 et 2018, mais note un nombre équivalent de projets en Europe et en Asie. De quoi satisfaire la nouvelle demande et des débuts d’impatience au départ des parcours le week-end ? De plus en plus de golfs publics (financés par la collectivité) voient le jour, notamment dans la France voisine. À Longwy, un 18 trous attire depuis 2015 nombre de locaux parfois insatisfaits par le début de saturation dans les golfs les plus réputés du Grand-Duché le week-end. Exception faite du Grand-Ducal où le nombre limité d’adhérents-joueurs permet d’entreprendre un parcours sans réserver préalablement. Mais Il s’agit d’une exception. Peut-on parler de démocratisation golfique au Luxembourg ? La nuance, là aussi s’impose. Comme l’analysent les sociologues, de Norbert Elias à Pierre Bourdieu, si les clubs de sport constituent des espaces de sociabilité – en brisant l’habitus, ils rassemblent des membres de classes sociales qui ne seraient a priori pas rencontrées sans –, le golf constitue une activité à part. Il a ses codes et sa stylisation de la vie. Et tous les golfs ne se valent pas. « Comme pour les restaurants et les séjours de vacances, le golf fait l’objet de choix sélectifs », relève-t-on dans la revue Sociologie et sociétés. On choisit son club ou même son type d’abonnement, des décisions qui provoquent autant de clivages jusqu’aux terrasses des club houses.

Béguin des promoteurs Au Grand-Duché, d’aucuns dessinent à gros traits un modèle pyramidal de prestige avec à sa tête le Golf Club Grand-Ducal, pourvoyeur de champions, mais aussi cocon de la notabilité. Au dessous, les clubs plus corporate comme Kikuoka ou Junglinster et enfin Clervaux et Christnach. Ces clubs détenus par des capitaux privés se divisent traditionnellement en deux entités : une société immobilière qui détient l’infrastructure et une association sans but lucratif qui l’exploite, qui loue le terrain et paie les charges, notamment en entretien et en arrosage. Plain Vanilla pour les promoteurs apparemment. Aujourd’hui Roby Schintgen (membre du Grand-Ducal) entrevoit la création de son projet (un temps pharaonique) de golf autour du château du bois d’Arlon, demeure au début du XXe de Léon Barbanson, cofondateur de l’Arbed et gouverneur de la Société générale à l’origine de BGL. Dans les années 1970, les frères Jean et Marc Weidert s’étaient déjà lancés dans la création d’un golf à Junglinster. En 1996, la famille Becca a elle racheté celui de Preisch en France à la bordure méridionale du Grand-Duché, alors au bord du gouffre. Aucune de ces aventures entrepreneuriales n’a encore produit de résultat financier réellement probant. Roby Schintgen est empêtré dans les querelles politico-administratives depuis le rachat du château en 2012. Les comptes de la société du golf de Luxembourg ne sont pas publiés. Ceux de la S.A. des Trois frontières tardent après avoir enchainé les pertes. Flavio Becca promet d’y investir après avoir un peu délaissé l’affaire. Un manque d’adhérents entraîne irrémédiablement des difficultés à pérenniser l’exploitation du site. Telle est l’expérience rencontrée à Canach par la famille japonaise Kikuoka qui, à la fin les années 1980, avait ouvert à Canach un parcours et un hôtel (aujourd’hui opéré par Accor sous la marque Mercure). Le Grand-Duché apparaissait alors aux yeux de Michiko Kikuoka comme la terre promise aux golfeurs nippons pour assouvir leur passion golfique, faute de parcours suffisants sur leur archipel, trop soumis à la pression foncière. Les banques japonaises fleurissaient alors au Luxembourg. En 2003, la société de promotion Arend & Fischbach a repris l’exploitation aux Kikuoka à la faveur de fusions et d’apports en nature de biens immobiliers. L’exploitation du golf est devenue marginale au milieu de projets immobiliers du groupe et le matelas de pertes reportées amortit les plus-values réalisées sur les transactions immobilières. 

À la section des sciences morales de l’Institut grand-ducal en 2013, l’économiste Georges Als interpellait le conférencier du jour, l’archevêque Jean-Claude Hollerich, au sujet de ces Japonais qui viennent jouer au golf à Luxembourg « parce qu’il n’y a pas de place » au Japon, où « tout est montagne qui crache des cendres (…) de sorte que les conditions de vie y sont extrêmement dures ».  Puis il posait la question « un peu marxiste » sur la relation entre les conditions physiques et la spiritualité. Dans un entretien avec le Land, un jeune retraité de la banque souhaitant reprendre une activité golfique (au Grand-Ducal) répond que le golf procure un bien-être physique et spirituel passé un certain âge, d’autant plus après les confinements à répétition.  « Cela permet de voir qu’on vit encore et qu’eux vivent encore », professe-t-il. Bien qu’une partie de ses membres s’en défendent de manière assez épidermique, en limitant le nombre d’adhérents, le Golf Club Grand Ducal entretient un certain élitisme. Le candidat, qu’il soit joueur ou non (la majorité des membres ne jouent pas), doit remplir une demande d’admission contresignée par deux parrains, qui eux « doivent être membres-joueurs du Club depuis plus de cinq ans ». Puis une commission composée d’illustres noms du libéralisme industriel luxembourgeois (Clasen des caves Bernard Massard, Kinsch de l’Arbed ou Meyer de BGL) décide de la compatibilité du prétendant au club. « Un dirigeant d’une grande banque de la route d’Esch a patienté six ans sur la liste d’attente », lâche un interlocuteur. Puis il y a ce règlement intérieur, strict et précis. Les trois dernières dispositions prennent compte des changements technologiques, de mœurs et de la saturation des parkings de l’aéroport voisin : « Les téléphones mobiles ne sont pas admis au Club House, ni sur le parcours, exception faite pour les médecins de garde. Les chiens et autres animaux domestiques ne sont pas admis sur le terrain, ni au Club House, ni sur le parking à l’intérieur d’une voiture. Le parking est réservé aux membres et à leurs invités pour l’utilisation des installations du Golf- Club Grand-Ducal et à nulle autre fin. »

Ethnologie de terrain L’histoire du Grand-Ducal explique ce luxe de la sélectivité avec des finances saines et une transparence exemplaire de la comptabilité. Le club a été créé entre 1934 et 1936 sur une parcelle des forêts du Grünewald cédée par la famille Grand-Ducale en échange de parts dans la société immobilière du golf (que l’Administration des biens ne détient plus, communique-t-elle au Land). Les autres parts avaient été achetées par d’autres familles de cadres de l’industrie et de la finance. Au premier jour de l’exploitation du golf en 1936, Max Lambert, cofondateur des assurances Foyer, membre de la direction de la BIL et administrateur des caves Bernard Massard, préside l’association sportive. Il est secondé par Léon Laval, cadre de l’Arbed, et qui a lui aussi (entre autres choses) lancé l’entreprise Foyer. Les loups blancs de Dommeldange, scouts laïcs (Fnel) liés à l’Arbed, accueillent le couple grand-ducal lors de l’inauguration. Le golf suit alors le tennis dans l’institutionnalisation des loisirs de la bourgeoisie libérale locale. Celle-ci avait initié le mouvement avec le club des Arquebusiers. « Comme le maniement des armes fut le passe-temps favori des principaux bourgeois de la Ville, les arquebusiers prirent de l’importance de sorte qu’ils furent associés aux évènements majeurs de la vie sociale », lit-on dans Ons Stad. La Schéiss passe dans les années 2010 dans le giron de la Ville de Luxembourg qui veut conduire des développements immobiliers. À Senningerberg, l’Asbl du Golf Club a repris la main sur une majorité des parts de la société anonyme depuis les années 1970 et le rachat des actions détenues par l’Arbed. De quoi parer à tout accaparement non désiré. La manœuvre assure la pérennité de l’exploitation golfique au Findel, aujourd’hui menacée par « le tramway de François Bausch » (déi gréng), plaisante-t-on parmi les membres du Grand-Ducal. L’écologisme à l’emporte-pièce inquiète les golfeurs. Or, les liens historiques entre le capitalisme industriel et le monde politique transparaissent à travers la liste de membres du Grand-Ducal. Les caciques du DP y occupent une place prépondérante avec Jean Hamilius (longtemps dans la direction), Colette Flesch, Henri Grethen, Jean-Paul Rippinger, Paul Helminger, Xavier Bettel, Joëlle Elvinger… certains jouant ou ayant joué plus que d’autres évidemment.

Pierre Sorlut
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