Cinéma

L’autre French touch

d'Lëtzebuerger Land vom 10.04.2015

Il y a quatre ans, le cinéaste Benoît Jacquot et la comédienne Léa Seydoux mettaient les critiques français en émoi en livrant Les adieux à la reine, récit stylisé de la dévotion qu’une jeune lectrice portait à Marie-Antoinette à la veille de la Révolution. L’admiration que Jacquot portait lui-même à sa comédienne principale évinçait même la reine Diane Kruger. Dans Journal d’une femme de chambre, leur nouvelle collaboration, il ne s’embarasse donc plus de seconds rôles féminins ostentatoires et se préoccupe uniquement des faits, gestes et pensées de sa Célestine.

Celle-ci n’a pas 25 ans et, pourtant, elle a déjà aux lèvres ce sourire mutin de celles qui en ont beaucoup vu. Elle est une de ces « bécassines », ces petites bretonnes que l’on envoyait œuvrer comme femme de chambre à Paris, au début du XXe siècle. Sa nouvelle place la conduit cette fois en province, au service des Lanlaire. Madame (Clothilde Mollet) est du genre tricoteuse peau de vache, alors que Monsieur (Hervé Pierre) cultive un goût notoire pour le droit de cuissage. Mais Célestine s’en accorde : cette place n’est pas pire que les autres, chez les autres riches. Sa voisine Rose, par exemple, qui aime jouer à la dame et qui rêve d’être enfin couchée sur un testament. Mais surtout, la jeune bonne est fascinée par Joseph (Vincent Lindon), l’homme à tout faire de la propriété. Taiseux et forçat de l’ouvrage, il est animé par un antisémitisme aussi secret que violent. Tous les deux vont mettre sur pied un plan visant à bouleverser la relation maître-valet mise en place depuis le début.

Le nouveau film du réalisateur du très beau Trois cœurs, sorti l’an dernier, renoue avec son penchant pour le classique vu d’un œil contemporain. Comme pour Les adieux, ce Journal trouve un écho sociologique des plus actuels : le livre éponyme d’Octave Mirbeau, paru en 1900 et déjà adapté par Jean Renoir et Luis Buñuel, décrit en effet la naissance d’une France, et même d’une Europe, telle que nous la connaissons aujourd’hui.

L’exemple le plus flagrant est la haine de Joseph envers les juifs. En pleine affaire Dreyfus, il a choisi son camp, représentant un peuple qui se tourne vers le nationalisme et pour qui toute liberté individuelle ne peut que s’acquérir dans le combat contre les nantis. Jacquot, subtilement, décrit le début de la théorie de la lutte des classes et du nationalisme « de nécessité » dans le monde des serviteurs : la parole est décomplexée. S’il les cache à ses maîtres, Joseph n’hésite pas à clamer ses idées à Célestine : Benoît Jacquot le filme tel ces nouveaux électeurs du FN qui, face aux caméras de télé, sortent de l’ombre. À la différence que Joseph n’avait pas appris les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Le constat du cinéaste est alors bien décourageant.

Habitué des portraits de femme, Jacquot propose également une nouvelle fois de faire un état des lieux de la condition féminine en ce début du siècle qui nous aura vu naître. Et ce n’est évidemment pas bien glorieux : tour à tour infirmière, bouc émissaire ou nouveau jouet, Célestine sert de défouloir aux interdits sexuels alors en vigueur. Les autres domestiques connaissent le même sort et l’officine de la faiseuse d’anges ne désemplit pas. Ce n’est pourtant pas par la parole ou même par un esprit revenchard que le réalisateur fait de son héroïne une féministe avant l’heure. Encore une fois, au lieu d’en faire un pensum rébarbatif, Benoît Jacquot réussit à moderniser tout son propos grâce à une mise en scène inspirée par sa comédienne. On ne compte plus les plans de Léa Seydoux de dos, planquée dans l’ombre, ou de ses innombrables déambulations dans la maison. La caméra est à Célestine ce qu’elle-même est à ses maîtres : réduite en esclavage. Un esclavage éclairé, certes, mais qui confine, dans les deux cas, à une quasi obsession.

Il serait ici intéressant de (re)voir les adaptations de Renoir (1946) et Buñuel (1964) pour comparer leur vision de ce sujet par le prisme de leurs époques respectives. Dans sa version 2015, Benoît Jacquot, de par cette mise en scène fragmentée et ce langage cinématographique au plus près de son personnage, prend clairement le parti de l’empathie et de l’identification. Par le jeu de Léa Seydoux, pétillante et ironique, on comprend également toute la tendresse qu’il a pour ses personnages. Sous le vernis de l’élégance et de l’amabilité, le réalisateur ronronne peut être un peu, mais livre un film cohérent et plus investi qu’il n’y paraît.

Marylène Andrin-Grotz
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