Au Grand Palais à Paris, une exposition célèbre l’amitié entre Pontus Hulten, Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle

Un art du partage

d'Lëtzebuerger Land du 05.09.2025

Tout commence sous les auspices de Kasimir Malevitch. D’abord un film expérimental qui s’amuse à faire danser de petits carrés sur différents aplats de couleurs (X, 1954). Puis une très belle huile dans une même veine abstraite, constituée de lignes zigzagantes aux tons harmonieux (Les Pièces dormeuses, 1956). Au cours des années 1940 et 1950, parallèlement à sa formation en ethnographie et en histoire de l’art, Pontus Hulten (1924-2006) entreprend une carrière artistique. Carrière qu’il abandonne cependant lorsqu’il découvre le travail de Jean Tinguely (1925-1991), dont il comprend l’aspect novateur au point d’en devenir, par la suite, l’infatigable promoteur. Un tableautin de la même époque dévoile l’intérêt de Tinguely pour Malevitch : à l’aide de lames de métal qu’il fait tournoyer sur un support en bois, le Suisse compose en 1954 Méta-Malévitch. Relief méta-mécanique, un hommage autant qu’une tentative de dépassement du fondateur du suprématisme.

Un an après sa rencontre avec Tinguely, Pontus Hulten l’invite à exposer au sein de la galerie Samlaren de Stockholm. Celui qui se définit comme un fabricant de « machines inutiles » produit ses œuvres in situ, au sein des locaux d’une revue étudiante suédoise. À cette occasion, Hulten rédige pour la revue Kasark le premier article de fond dédié à l’œuvre de Tinguely, où il salue l’introduction du mouvement dans les arts plastiques et inscrit l’œuvre de l’artiste dans une tradition allant des futuristes à Marcel Duchamp, en passant par Alexandre Calder et Bruno Munari. De son côté, Tinguely rejoint Paris à l’hiver 1954-55 en compagnie de sa femme Eva Aeppli. Le couple s’installe impasse Ronsin, creuset d’artistes de toutes nationalités où exerce par exemple le sculpteur Constantin Brancusi. Puis c’est au tour de Niki de Saint Phalle (1930-2002), qui sort d’une période de dépression au cours de laquelle elle était cantonnée au mannequinat publicitaire, de faire en 1956 son entrée dans ce lieu insolite. Débute en 1960 une relation amoureuse entre Saint Phalle et Tinguely, qui aboutit à une longue collaboration artistique sous le patronage bienveillant de Pontus Hulten. De cette période déterminante, l’exposition du Grand Palais montre Métamatic n°17 (1959), l’une des premières machines à peindre que Tinguely conçoit. L’artiste délègue à la machine ce qui lui revenait traditionnellement, atteignant ainsi une forme d’autonomie esthétique jamais atteinte auparavant. Animé par un moteur à essence, un bras au bout duquel se tient un pinceau s’agite nerveusement, griffonnant sur un rouleau de papier de plusieurs mètres qu’une paire de ciseaux mécaniques vient au fur et à mesure sectionner. Le résultat étonne : on songerait presque à une composition de Cy Twombly, si l’on en ignorait la démarche. La pièce est acquise par le Moderna Museet de Stockholm, où Hulten est nommé directeur en 1963. À côté de cette œuvre figure Gismo (1960), l’une des machines ayant participé au défilé mécanique qui s’étendait de l’impasse Ronsin à la galerie des Quatre saisons, où Tinguely faisait l’objet d’une exposition. Un extrait de film consigne cette étonnante parade ainsi que l’intervention de la police qui tente, tant bien que mal, de l’encadrer.

L’année 1960 est marquée par deux autres expériences importantes, à commencer par l’Hommage à New York (1960) que Tinguely conçoit au terme de son séjour américain. Une œuvre construite pour… s’autodétruire. Il ne reste que deux roues et un klaxon à contempler. C’est aussi cette année-là que Tinguely commence à employer des matériaux de rebut et de la ferraille, ainsi qu’en témoigne La Porte (1960), tandis que Niki de Saint Phalle s’apprête à se lancer à corps perdu dans la célèbre série de ses Tirs à la carabine et dont deux reliefs en plâtre sont réunis dans l’exposition (Tir, séance 26 juin 1961). Renversant l’association du fusil à la masculinité, l’artiste fait feu sur des poches de couleur en vue de « faire saigner la peinture ». À ses côtés, on observe une très belle sculpture végétale éclairée façon guinguette (Sans titre, 1980), une pièce appartenant à Pontus Hulten. L’un des attraits de l’exposition consiste à voir les machines de Tinguely s’activer. Une fois mises en branle, elles surprennent le visiteur, prennent vie devant lui, assurant un caractère ludique et spectaculaire à l’exposition. Un humour souvent grinçant, sous-tendu par une critique sociale portant sur le devenir-machinique des hommes au sein d’une société ressemblant elle-même de plus en plus à un système mécanique. Ainsi, ce Bal des pauvres (1961), où des objets quotidiens sont suspendus au plafond : chemise de nuit, marmite, prothèse de jambe avec un bas rouge. Niki de Saint Phalle est aussi trop souvent réduite à un univers pop coloré et devenue malgré elle une icône du merchandising, alors que ses œuvres manifestent un certain désarroi sur la condition féminine.

L’exposition accorde une large place aux installations monumentales. Ainsi de Hon (1967), immense femme enceinte couchée sur le dos dont l’accès se fait par le vagin, sorte de préfiguration des Nanas. À l’intérieur de Hon se trouvaient un cinéma, une cabine téléphonique, un toboggan, un bassin de poissons rouges. Après plusieurs semaines d’exposition, l’œuvre fut détruite afin de ne pas intégrer le circuit commercial ; seuls quelques vestiges en ont été conservés. Autre ouvrage collectif important, qui repose encore dans la forêt de Fontainebleau et que Tinguely accomplit au terme de sa vie, le Cyclop, sculpture de 22 mètres de haut recouverte de miroirs qui aura nécessité le concours de Saint Phalle, mais aussi de Daniel Spoerri, Luginbühl, Rico Weber, Eva Aeppli.

Pontus Hulten illustre une période faste d’audace institutionnelle, avant l’ère des apparatchiks et du conformisme. En dépit de sa nationalité suédoise, il devient en 1977 le premier directeur du Centre national d’art et de culture George Pompidou (que l’on n’appelait pas encore Centre Pompidou). Pour le Forum de la nouvelle institution, il invite Saint Phalle, Tinguely et Bernhard Luginbühl à réaliser un projet ludique et spectaculaire, Le Crocrodrome de Zig & Puce, un train fantôme dans lequel le public peut pénétrer. Une expérience qui désacralise l’art et insuffle une joyeuse anarchie au sein de l’établissement. Après cinq ans à la tête du Centre Pompidou, Hulten a travaillé à Los Angeles, Venise, et Bonn avant de terminer sa carrière au Musée Tinguely de Bâle. Un projet de musée voulu par Saint Phalle, légataire de l’œuvre de Tinguely, pourtant contre l’avis de Tinguely, qui souhaitait voir ses œuvres reposer dans un « anti-musée ».

Exposition

Loïc Millot
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