Dans Halbes Leben, Romain Feltgen raconte son adolescence à Dreiborn et Givenich, ses fugues et le « Garer Milieu ». Un témoignage cru sur la marginalité sociale et le quadrillage disciplinaire dans les années 1970

Dignité

Romain Feltgen
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 22.04.2022

Des coups de feu déchirent le calme de Howald, en ce matin d’août 1975. Une balle percute le crâne d’un garçon de quinze ans, nommé Romain Feltgen. Peu après, il entend la voix d’un ambulancier : « Dat ass ee Kappschoss ; deen ass futti ». Le lendemain, la presse relate ce « fait divers » intervenu dans un domicile privé : Le fils du propriétaire a découvert deux jeunes cambrioleurs blottis derrière un lit. Sans prévenir, il a tiré des coups de revolver dans la chambre à coucher. « Une affaire très délicate » relativise le commissaire de Hesperange : « Aber bei der steigenden Zahl von Verbrechen und vor allem von Einbrüchen, ist es durchaus nicht verwunderlich, daß eine Zivilperson zum Revolver greift ».

Presque cinquante ans plus tard, Romain Feltgen raconte sa vie de jeune marginal dans Halbes Leben (Éditions Guy Binsfeld, 496 pages, 30 euros). Sur une page entière, il détaille comment, à l’aide d’un tournevis, il fait sauter la vitre d’une fenêtre de la maison de Howald, dont les propriétaires sont partis en vacances. Il décrit ensuite comment lui et son complice pénètrent à l’intérieur, cherchent à s’y ravitailler en fouillant le frigo, tentent sans succès d’ouvrir un coffre-fort, pour enfin s’affaisser sur un lit et s’endormir. Le lendemain matin, la vie de Feltgen vole en éclats. Deux mois plus tôt, il s’était enfui de Dreiborn, en compagnie de Jean Szabo, un codétenu, pour rejoindre Ostende. Une fois arrivés au bord de la mer, les deux adolescents louent des Go-Karts et sillonnent la digue : « Ich denke, es ging nur darum die Ferien nicht im Heim verbringen zu müssen ». Leur « vagabondage » les mènera à Bruges, Calais, Arras, Lille, Rotterdam, Anvers, puis retour à Luxembourg. Il sera financé par une série de cambriolages, huit au total, décrits chacun de manière méticuleuse.

Lorsqu’au bout de plusieurs semaines, Feltgen sort du coma, le côté gauche de son corps est paralysé. Handicapé, marchant avec une béquille, il ne passe pas inaperçu. À de très nombreuses reprises dans le livre, Feltgen se décrit en train de raconter son histoire. Inlassablement, il répète son horreur d’être pris en pitié. L’exigence d’être traité avec respect et dignité traverse l’ensemble de l’autobiographie. Elle n’est jamais formulée de manière explicite, mais se traduit par des révoltes contre les policiers, surveillants et psychiatres. Un regard de travers d’un passant dans la rue suffit à déclencher sa colère.

La saison 2 de Capitani a resservi à la classe moyenne ses propres préjugés sur le quartier de la Gare (lire pages 2-3). Le témoignage de Romain Feltgen (né en 1960) est, lui, quasiment passé inaperçu. L’auteur l’aurait rédigé avec l’objectif de financer un voyage en Thaïlande, lit-on dans la postface. Mais le projet date en fait de 1989, lorsque le psychologue Gaston Schaber, fondateur du Ceps-Instead, incita Feltgen à mettre sa vie par écrit. Un tel document, estimait-il, pourrait notamment servir de matériel didactique à ses étudiants.

Romain Feltgen écrit de manière précise et efficace. Dès la première page du livre, il évoque la mort, à l’âge de treize mois, de son petit frère Vincent : « Ich kann mich noch erinnern, als sei es gestern gewesen, wie ich auf dem Fensterbrett unseres Schlafzimmers, im ersten Stock unseres Hauses, gesessen habe und von oben herab meine Mutter, die meinen kleinen Bruder auf ihrem Arm trug, ins Taxi habe steigen sehen und davonfahren. Als sie viel später zurückkam, war sie allein. » Deux phrases, sans adjectifs ni adverbes, pour dire l’absence irrémédiable.

La majeure partie du livre retrace une adolescence passée dans les institutions pénitentiaires, médicales et psycho-sociales durant les années 1970. À l’âge de douze ans, Romain Feltgen est placé, avec son frère Nico, dans la « Maison de rééducation » de Dreiborn. La demande en avait été formulée par le père, décrit dans le livre comme abusif et peu présent. Le juge des enfants y donna une suite favorable, estimant que les deux mineurs seraient « abandonnés à eux-mêmes » et auraient commis plusieurs « larcins ». Romain Feltgen avait effectivement volé un vélo et quelques lapins. Il avait également légèrement blessé un garçon du voisinage, de quatre ans son aîné, en lui tirant sur les jambes avec un fusil à air comprimé. Bref, il était connu des services de police.

Centre Dreiborn, prisons de Givenich et du Grund, mais également hôpitaux et psychiatries ; dans la mémoire de Feltgen, ces lieux d’enfermement se recoupent et se superposent. Lorsqu’il évoque une première fois Dreiborn, il compare le bâtiment à « une caserne ou un hôpital ». L’hôpital neuropsychiatrique d’Ettelbruck lui rappelle le centre pénitentiaire Givenich, et il note : « Eingesperrt bleibt eingesperrt ». Comme autant de fois avant, il s’enfuit, et se retrouve pris en auto-stop par un infirmier psychiatrique. Déjà enfant, Feltgen avait été placé au Kannerland à Limpertsberg. Le livre passe en quelques phrases sur les expériences vécues dans ce foyer géré par les sœurs de Sainte Élisabeth : « Ihre beliebteste Art der Bestrafung war es, mit ihrem schweren Schlüsselbund auf unsere Köpfe zu schlagen. » Ces traumatismes refont surface des années plus tard, alors qu’il se retrouve alité à la Zithaklinik. Quand une sœur lui parle sur un ton autoritaire, Feltgen lui réplique : « Nonnen wie Sie haben mich während mehreren Jahren gequält ! Es interessiert mich einen Scheiss, was Sie mir hier erzählen wollen. »

C’est presqu’en passant que Feltgen évoque la routine quotidienne de « l’appel » dans la cour de Dreiborn, durant lequel les « Zöglinge » doivent se mettre en rang : « Man hätte sich in einer Kaserne beim morgendlichen Appell glauben können ». Au détour d’une phrase, on apprend qu’un des surveillants est surnommé « le nazi » par les jeunes. Par moments, Feltgen évoque ouvertement son angoisse, comme lors de sa première nuit passée « am Klemmes » à Givenich : « Ich kann das Gefühl, das ich hatte, als ich hörte, wie die Schlüssel sich im Schloß drehten, gar nicht beschreiben. Es war einfach nur so, als würde ich erdrückt werden. » Mais Feltgen perçoit également les premiers signes d’une libéralisation : « Ab einem bestimmten Zeitpunkt kamen immer öfter junge Erzieher und Erzieherinnen nach Dreiborn, um dort ihr Praktikum zu machen. In dem Erziehungsheim lief dann alles vollkommen anders ab. Die alten, meist übermäßig strengen Regeln wurden fast alle gelockert und den Heimbewohnern wurden eine ganze Menge neuer Rechte zugesprochen. »

Devenu majeur, Feltgen se retrouve illico happé par le Garer Milieu. Dans la Vullegaass et la rue Joseph Junck, il tombe sans cesse sur ses anciennes connaissances de Dreiborn et de Givenich. Dans un bar du quartier, un copain lui explique : « Wenn du dich hier umsiehst, dann kannst du gut und gerne hundert, wenn nicht mehr Jahre Knast auf einem Haufen sehen. » Il pense initialement trouver une communauté : « Es schien, als wären alle zusammen eine große Familie, in der es nichts Wichtigeres gab als Ehrlichkeit und gegenseitiges Vertrauen ». Puis d’ajouter, quelques phrases plus loin : « Ich war eben viel zu leichtgläubig in meiner damaligen Situation. Wahrscheinlich wollte ich einfach nur einige Menschen haben, denen ich vertrauen wollte und die einfach da waren. »

Un des fils conducteurs du récit est la recherche par Feltgen d’un sentiment d’appartenance et de sécurité. (Sa mère avait abandonné la famille, sa belle-mère fut assassinée dans un hôtel du quartier de la Gare.) Ce sont parmi les rares occasions où l’auteur dévoile ses sentiments. Dans son parcours, il rencontre plusieurs personnes privées qui l’aident et qui l’accueillent, le temps d’un weekend ou d’une vacance. Parmi eux, son ancien professeur de français du Lycée des Garçons, Guy Linster, qui invite Feltgen et son petit frère à passer des weekends au Bridel. « Man durfte sich fühlen, als würden wir dazugehören und wären ein Teil dieser intakten Familie. Das war ein ganz neues und tiefgreifendes Erlebnis ». (Que son hôte était membre socialiste du gouvernement, le jeune Feltgen ne l’apprendra que par hasard, quelques mois plus tard.) Il passe Noël chez une famille de paysans de l’Ösling : « Das war auf einmal das Gefühl, das ich in meiner eigenen Familie so sehr vermisste. Die Liebe zu den Kindern und die Geborgenheit. » Il y a enfin Emile Kolber, bénévole de l’association gauchisante Action Prisons, à qui l’autobiographie est dédiée. Il accueille Feltgen chez lui à sa libération de Givenich, et sera toujours à l’écoute et disponible. Surtout, il ne prendra pas le jeune Feltgen de haut.

À deux reprises, Feltgen énonce une sorte de code d’honneur : « Ich konnte nur von mir behaupten, dass ich niemals jemandem etwas gestohlen hatte, nur um mich zu bereichern. Oder verletzt hatte. » Or, à travers le livre, on retrouve une demi-douzaine d’agressions physiques commises par Feltgen. À chaque fois, celui-ci jure qu’elles auraient été non-intentionnelles. Il confie des épisodes peu flatteurs. Au cours de leur série de cambriolages, Feltgen et Szabo détruisent systématiquement une collection en porcelaine, l’écrasant sous un tapis. Une fois arrêtés, la police reconduit les deux ados à la maison cambriolée pour les confronter aux victimes : « Ich hörte den Mann nur stammeln : Wieso habt ihr das getan ? Die Frau stand neben ihm und blickte abwechselnd auf den Scherbenhaufen, ihren Mann und zu uns herüber. Ich konnte mich des Gefühls nicht erwehren, dass es sie ganz und gar nicht störte, das zerbrochene Porzellan dort liegen zu sehen, und daneben stand ihr ratloser Ehemann. Irgendwie fand ich das Bild doch ganz lustig. »

Le texte permet également de retracer une géographie sociale de la Ville dans les années 1970. Fils d’un ouvrier communal, Romain Feltgen fréquente surtout les faubourgs de Weimerskirch et du Pfaffenthal durant son enfance. La première fois qu’il se retrouve à Merl, c’est pour y repérer une cible à cambrioler : « Obwohl ich in Luxemburg gewohnt hatte, war mir dieser Stadtteil völlig fremd. Um mich herum sah ich nur ziemlich große saubere Häuser, meist mit Vorgarten ». Le livre fixe également pour la postérité les noms de bistrots disparus : Le « Blanne Jang » au Grund, fréquenté par des surveillants de prison, le « Café Schmött », où se rencontrent les ouvriers communaux de Weimerskirch. On apprend que les bars les plus « malfamés » se trouvaient alors aux alentours de la rue Philippe II, occupée aujourd’hui par Gucci, Vuitton et autres Chanel. Dans le « Petit Café » et le « Café du Centre », « principales plaque-tournantes de la drogue » et cibles régulières des razzias de la police, Feltgen rencontre une première fois l’univers de l’héroïne. Les toxicomanes lui apparaissent comme des « zombies », et il décide de garder ses distances. 

Dans sa critique (très élogieuse par ailleurs) parue dans le mensuel Forum, l’historien Michel Pauly relève que les descriptions personnelles sont rares dans le témoignage de Feltgen. Le récit est en effet prisonnier d’un subjectivisme très étroit. Les personnages restent étrangement flous et superficiels. Ils apparaissent dans le récit pour aussitôt en disparaître, comme des figurants ils défilent. Il faut ainsi lire l’article du Républicain Lorrain (reproduit dans le livre) pour apprendre que Jean Szabo, avec qui l’auteur avait entrepris sa cavale en 1975 mais qui avait miraculeusement échappé aux balles tirées à Howald, finira assassiné à Waldbillig par la bande de braqueurs de banques de Carlo Fett.

Feltgen, lui, s’en est finalement sorti. Grâce à l’intervention discrète de Guy Linster, il fut le seul jeune à Dreiborn à continuer à suivre des cours dans un lycée classique. Mais à 17 ans, il est renvoyé pour cause d’absences non excusées et de « manque de discipline », malgré des « aptitudes intellectuelles [qui] suffiraient largement à suivre l’enseignement », comme l’écrit le directeur du Collège de l’Est à Grevenmacher. Feltgen suivra différentes formations, en peinture, en mécanographie, en jardinage, mais après des enthousiasmes initiaux, il abandonne rapidement. Reste que le suivi assuré par Action Prisons, le CNDS et l’Asbl Mathëllef (qui a co-financé la publication du livre) auront aidé Feltgen à ne pas sombrer. En fin de compte, ce sont les dommages et intérêts versés par le tireur de Howald (ou plus exactement : son assurance) qui permettront à Feltgen d’accéder à l’autonomie, via l’acquisition d’un logement.

Feltgen procède à la manière d’un romancier. Alors que quatre décennies le séparent des événements, il relate ses discussions en discours direct, comme s’il venait de les noter la veille. (Il cite même les marques et modèles de voitures qui l’ont pris en autostop.) Son autobiographie comporte évidemment une large part de fiction, et il faut la lire pour ce qu’elle est : une reconstruction à partir de la mémoire. Or, celle-ci est toujours partielle et partiale, lacunaire et sélective. Disséminés à travers le livre, des dizaines de documents officiels viennent confirmer des épisodes qui pouvaient sembler invraisemblables. Ils pointent également de nombreuses lacunes, incohérences et contradictions. Face à la mémoire individuelle se dresse donc la machinerie administrative, productrice de convocations judiciaires, de fiches médico-sociales, d’autorisations et de refus officiels.

L’éditeur de l’ouvrage, Dan Kolber, a voulu laisser intact le texte original. Dans sa très belle postface, le petit-fils d’Emile Kolber rappelle que « les irritations du texte sont les irritations d’une vie » : « Die Text-
gestalt, so wie der Leser sie vor Augen hat, ist die unangenehme Gegenwart des schreibenden Subjekts. Sie widerspricht der souveränen Stellung, die man in bürgerlicher Ordnung beim Schriftsteller gerne voraussetzt. » Dan Kolber a poussé ce parti pris jusqu’à publier de longs passages du manuscrit original, sans y rectifier les nombreuses fautes de frappe, d’orthographie et de grammaire. Le lecteur se retrouve donc devant un demi-millier de pages, sans parties ni chapitres, un maelström aussi chaotique que la vie de Feltgen. On l’aura compris, l’obsession de l’authenticité nuit à la lisibilité du texte. Au lecteur de recomposer le récit.

Bernard Thomas
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