Hrdlicka et Appelt à la galerie Clairefontaine

L’existence, sans fard

d'Lëtzebuerger Land du 04.02.2010

Le moins qu’on puisse dire des deux, c’est que leur art n’embellit rien. Ce qui ne signifie pas qu’il ne soit pas de toute beauté. Mais il y en a une qui est, elle, faite de fard justement, d’artifice. Alors que les deux, chacun à sa manière, Alfred Hrdlicka dans une crudité singulière d’expression, Dieter Appelt dans une transposition sym-bolique, quasi mythique, visent une beauté tout autre, qui soit aussi, qui soit avant tout vérité. Une vérité intransigeante.

On n’essaiera pas plus longuement de rapprocher (difficilement, et l’effort n’aurait pas grand intérêt) deux dé-marches qui n’ont rien en commun. Le hasard des expositions seul les réunit sur les cimaises de la galerie Clairefontaine, dans un certain éloi-gnement quand même. Il reste vrai que tous deux nous confrontent im-pitoyablement avec nos interrogations les plus intimes, qui sont en même temps les plus essentielles. Touchant à l’existence même.

Alfred Hrdlicka est mort en décembre dernier. Peut-être que sa vie a eu la même rudesse (qui cache bien de la tendresse) que les traits de ses dessins, ou les entailles de ses marbres. Dans telles sculptures, il arrive cependant que la pierre semble exhaler, oui, un souffle créateur, rien de plus, une forme humaine. Ailleurs, comme s’il fallait être (trop) explicite, pour la bonne cause notamment, la figuration est poussée dans ses derniers retranchements. Comme pour le mémorial contre la guerre et le fascisme en face de l’Albertina.

Il est une violence incessante dans la manière d’Alfred Hrdlicka, ou une pulsion, mais elle n’est jamais qu’au service de la vie. L’exposition de la galerie Clairefontaine, tour de force là encore d’avoir réuni toutes ces œuvres, dessins, gravures, sculptures, dans l’Espace 1, vous submerge, d’une vitalité à toute épreuve, jusqu’au bout, jusque dans les dessins des dernières années. On passera de la sorte de l’opulence de la compagne Angelina à tant d’autres témoignages de la force du plasticien (jusque dans les portraits de Schubert, de Wagner, de Qualtinger), du dessinateur, montrant par exemple Rousseau assis au pied d’un arbre, de façon tout idyllique, un nuage bleu lui offrant l’inspiration, du graveur enfin.

La tombe d’Alfred Hrdlicka (avec son épouse Barbara) au Zentral-friedhof comporte deux sculptures en bronze qui disent parfaitement les deux versants de son art : un corps d’homme se tord, dans un dernier sursaut peut-être, avec le poing gauche qui reste levé, et au-dessus de lui, un corps de femme nue s’unit à la mort. « Ich bin ein pornographischer Mensch, alle Kunst geht vom Fleisch aus » : une chair qui au-delà de sa dégradation continue à animer le papier et la toile, à insuffler vie à la pierre.

Dans l’Espace 2, la mise en scène prévaut dans les photographies de Dieter Appelt, de sa propre personne, de son épouse, et c’est le moyen, paradoxalement, d’atteindre à la plus grande immédiateté. Et il n’est guère possible de ne pas être empoigné par les corps, dans leur vulnérabilité, tels qu’ils restent empreins de grandeur, de dignité. Dieter Appelt les saisit dans l’instant qui passe et les porte dans un autre temps, quasi immémorial. Il est une proximité, quelque chose d’imminent, dans ses photographies, et exactement le contraire, une distance qui n’en amoindrit nullement l’impact, au contraire

Il en va de la sorte de son corps couvert de terre, de cendre ou de vase, là gisant, ailleurs en position fœtale. C’est que Dieter Appelt nous fait parcourir les stations de l’existence même. Et si Alfred Hrdlicka montre cette dernière en homme et en artiste profane, avec un penchant profanateur même, le sacré n’est pas la moindre caractéristique de l’art de Dieter Appelt.

Galerie Clairefontaine, Espace 1, Alfred Hrdlicka : Rückblick ; Espace 2, Dieter Appelt : Schmerz und Poesie, les deux expositions durent jusqu’au 20 février 2010, du mardi au vendredi, de 14.30 heures à 18.30 heures, le samedi de 10 heures à 12 heures, d
Lucien Kayser
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