Dans les pays riches, le monde du travail s’aborde aujourd’hui en des termes qualitatifs. Des phénomènes comme les Neet interrogent

La qualité du travail en question

d'Lëtzebuerger Land vom 24.02.2023

En Europe, on se réjouit à juste titre de la baisse du chômage, malgré les menaces qui pèsent sur la croissance et le risque de stagflation. En France, le 14 février, le gouvernement a annoncé que le taux de chômage avait atteint son plus bas niveau depuis quinze ans. Début 2023, le taux de chômage s’établissait à six pour cent dans l’UE et à 6,5 pour cent dans la zone euro, un niveau historiquement bas mais avec toujours de fortes disparités selon les pays (4,8 pour cent au Luxembourg selon le Statec, trois pour cent en Allemagne, mais 12,5 pour cent en Espagne, un taux cependant au plus bas depuis 2007). Au niveau mondial la tendance est identique. Selon un rapport récent de l’Organisation internationale du travail (OIT) intitulé « Emploi et questions sociales dans le monde, tendances 2023 », le chômage mondial a nettement diminué en 2022, passant de 235 millions en 2020 à 205 millions, et devrait très peu augmenter en 2023 pour atteindre 208 millions, ce qui correspond à un taux de 5,8 pour cent.

Du coup, nous sommes passés mine de rien de préoccupations quantitatives (le nombre de sans-emploi) à un débat sur la qualité du travail, notamment dans les pays développés. Là, la baisse du chômage s’explique par deux raisons : le vieillissement de la population qui fait chuter la population active et la « tertiarisation » croissante des économies, un phénomène mis en évidence dans les années 1940 par l’économiste australien Colin Clark et le français Jean Fourastié (celui auquel on doit le terme de « Trente glorieuses »). Les services sont généralement labour intensive (ils utilisent beaucoup de main d’œuvre) et, en raison de leur faible productivité, leur développement s’accompagne de nombreuses créations d’emplois. Le problème est que ces emplois tertiaires sont souvent peu qualifiés, précaires, mal rémunérés et mal considérés. On l’a vu depuis une quinzaine d’années avec l’augmentation du nombre de livreurs ou d’employés dans les entrepôts. Ceux qui les occupent sont heureux d’avoir un emploi, mais n’en sont pas satisfaits et en tout cas ne se voient pas y faire carrière.

Il est significatif qu’en France, où le débat sur le recul de l’âge du départ en retraite fait rage, l’opposition d’une grande majorité de la population au projet du gouvernement tient notamment au fait que les actifs ne veulent pas occuper plus longtemps un emploi qui ne leur plaît pas. Ce sentiment de plus en plus répandu a une conséquence connue, qui s’est accentuée avec la crise sanitaire, pendant laquelle de nombreux salariés ont découvert une autre mode de vie. Dans certaines professions, comme l’hôtellerie et la restauration, où la qualité du travail est globalement médiocre, il est de plus en plus difficile de recruter du personnel malgré des besoins en augmentation, d’où un nombre croissant d’offres d’emploi non satisfaites. Curieusement, le phénomène est assez mal appréhendé d’où la large fourchette donnée en France où entre 250 000 et 400 000 postes n’ont pas trouvé preneur en 2021. C’est plus précis pour les offres retirées du marché par les employeurs potentiels : quatorze pour cent l’ont été en 2021, contre onze pour cent en 2018.

Autre conséquence plus inattendue dans les pays riches, le retrait volontaire de certaines personnes du marché du travail. À partir du moment où elles peuvent bénéficier d’une protection sociale minimum (et dans certains pays d’une indemnité), elles vivent de « petits boulots » en cherchant avant tout à profiter de la vie. Elles ne se déclarent plus à la recherche d’un emploi et ne sont pas inscrites à l’Adem au Luxembourg ou à Pôle Emploi en France. Arithmétiquement ce retrait améliore les chiffres du chômage ! Mais la contestation de la qualité du travail ne se limite pas aux emplois peu qualifiés ou pénibles. Même des salariés éduqués et bien rémunérés peuvent constater une dégradation de leurs conditions de travail, essentiellement pour des problèmes liés au management des organisations. D’où l’essor du quiet quitting, une tendance venue des États-Unis, traduite en français par démission silencieuse. Les salariés insatisfaits n’abandonnent pas leur poste et ne se livrent pas à des manœuvres de sabotage, mais effectuent consciencieusement le strict minimum figurant dans leur contrat de travail. Une sorte de « grève du zèle ». Respect minutieux des horaires, non-réponse aux demandes sortant du descriptif de poste, refus d’aider un collègue en sont des formes répandues. Ces salariés « refusent que leur boulot soit au centre de leurs préoccupations, et décident de ralentir la cadence pour préserver leur santé mentale » explique Adrien Scemama, responsable d’une plate-forme d’offres d’emploi. Ils souhaitent aussi préserver leur vie personnelle et familiale de l’envahissement du travail, en termes de temps comme de soucis.

Ces différentes tendances expliquent les efforts consentis aujourd’hui par les employeurs pour fidéliser leurs salariés et en attirer de nouveaux. Ils déploient vis-à-vis de ces cibles internes les mêmes techniques marketing de « séduction » que vis-à-vis de leurs clients et prospects. Dans les pays en développement la situation se présente très différemment. Selon l’OIT, un des éléments-clés de la qualité du travail est la protection sociale qu’il procure. Mais seulement 47 pour cent des personnes dans le monde sont effectivement couvertes par au moins une prestation de protection sociale, ce qui veut dire que plus de quatre milliards de personnes n’en ont aucune. Pour accéder à la protection sociale, « de nombreuses personnes acceptent souvent n’importe quel type de travail, très mal payé et avec des horaires contraignants ou insuffisants », lit-on dans un rapport de l’organisation basée à Genève. Le phénomène a été aggravé par la conjoncture, car de nombreux pays connaissent toujours un problème quantitatif. « En 2022, les taux de chômage ne sont tombés au-dessous de leur niveau d’avant la crise uniquement dans les Amériques et en Europe », écrit l’OIT. Ils restent au-dessus dans les autres régions du globe.

Les choses risquent de ne pas s’arranger en cas de ralentissement dans les pays développés, en raison de la dépendance des pays à revenu faible et intermédiaire. Sur un échantillon de 24 pays de cette catégorie, on a estimé que 11,3 pour cent des emplois, hors agriculture et services non marchands, dépendent des liens dans la chaîne d’approvisionnement avec les pays à revenu élevé. Dans certaines petites économies, cette proportion dépasse largement les vingt pour cent. Or les secteurs intégrés à la chaîne d’approvisionnement mondiale tendent à avoir une plus grande part d’emplois « de qualité », selon les standards locaux : contrat de travail en bonne et due forme, protection sociale, salaire moyen plus élevé, le contenu des tâches entrant peu en ligne de compte. Une chute de la demande émanant des pays à revenu élevé pourrait déplacer les emplois, dans les pays à revenu intermédiaire, vers des activités non liées aux chaînes d’approvisionnement, au détriment de la qualité moyenne de l’emploi.

Ayant constaté que même des travailleurs ayant un emploi « officiel » ne bénéficient pas d’une protection sociale, l’OIT redoute la progression de l’emploi informel. À l’échelle mondiale, environ deux milliards de travailleurs occupaient un emploi informel en 2022. Sa fréquence avait reculé de cinq points de pourcentage entre 2004 et 2019 et il a largement alimenté la reprise de l’emploi après la crise sanitaire et demeure difficile à éradiquer. Le rapport de l’OIT a le mérite de « remettre l’église au centre du village » en rappelant aux habitants des pays développés à quel point ils sont des privilégiés. En 2022, on estime que 214 millions de travailleurs vivaient dans l’extrême pauvreté, avec un revenu inférieur à 1,90 dollar par jour et par personne en termes de parité de pouvoir d’achat, soit environ 6,4 pour cent des actifs occupés. Selon les estimations, les pays à faible revenu enregistrent le même taux d’extrême pauvreté au travail qu’en 2019, et un nombre croissant de travailleurs pauvres. Les revenus des cinquante pour cent des travailleurs les moins bien payés dans le monde ne correspondent qu’à environ huit pour cent du revenu total du travail. Et à cause de l’inflation, davantage de personnes pourraient basculer dans la pauvreté.

Ce constat compromet la réalisation de l’objectif de développement durable (ODD) numéro un, à savoir l’éradication de la pauvreté sous toutes ses formes à l’horizon 2030. Dans de nombreux pays le monde du travail reste marqué par de profondes inégalités, au détriment des femmes et des jeunes. Au niveau mondial, le taux d’activité des femmes s’élevait à 47,4 pour cent en 2022 (62,4 pour cent dans la zone OCDE) contre 72,3 pour cent pour les hommes. Cet écart de 24,9 points de pourcentage signifie qu’il y a environ deux fois plus de femmes inactives, au sens économique, que d’hommes. Les jeunes (15-24 ans) ont de grandes difficultés à trouver un emploi satisfaisant. Leur taux de chômage est trois fois plus élevé que celui des adultes. Près d’un jeune sur quatre (23,5 pour cent) est sans emploi et ne suit ni études ni formation. On parle de «NEET», pour not in employment, education or training, un phénomène qui n’est malheureusement pas propre aux pays les moins riches : il touche treize pour cent des jeunes dans l’UE.

Taux d’incidence du déficit d’emplois

Le « déficit d’emplois » est une nouvelle mesure du besoin d’emploi non satisfait dans le monde. Il comprend les 205 millions de chômeurs et les 268 millions de personnes hors population active dont le besoin d’emploi n’est pas satisfait parce qu’elles ne remplissent pas les critères pour être considérées comme chômeuses. Il a donc concerné 473 millions de personnes en 2022, 33 millions de plus qu’en 2019, ce qui correspond à un « taux d’incidence » de 12,3 pour cent soit une personne sur huit. Ce déficit d’emplois est particulièrement important pour les femmes et dans les pays en développement.

Bien que, globalement, les taux de chômage des hommes et des femmes soient similaires, le déficit d’emplois pour les femmes est de quinze pour cent, contre 10,5 pour cent pour les hommes. Les responsabilités personnelles et familiales – notamment le travail de soins non rémunéré –, le découragement dû au manque d’emplois convenables et la rareté des possibilités de formation et de reconversion pèsent davantage sur les femmes pour chercher un emploi. Les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire inférieur présentent des taux élevés d’incidence du déficit d’emplois, entre treize et vingt pour cent, alors que les pays à revenu intermédiaire supérieur affichent un taux d’environ onze pour cent, et les pays à revenu élevé de seulement huit pour cent.

Georges Canto
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