De Lebedev à Ivanishvilli en passant par Gaydamak et Lissouba : le Srel s’est intéressé aux fonds de personnalités politiques exposées. Plus qu’il ne faut ?

Les nouveaux chasseurs de prime

d'Lëtzebuerger Land du 08.03.2013

Des dictateurs et autocrates africains aux oligarques russes, la traque à l’argent suspect dans les banques luxembourgeoises a mobilisé les hommes et les femmes du Service de renseignement au nom de la protection du patrimoine économique, parallèlement aux interventions plus conventionnelles de la Cellule de renseignement financier du Parquet et de la Police judiciaire. L’opacité dans laquelle le Srel est intervenu dans ces dossiers sensibles pour l’image de la place financière de Luxembourg dans l’après- 9/11, où les agents du renseignement peuvent vite se muer en chasseurs de prime patentés parce qu’ils échappent à tout contrôle, au nom de la raison d’État, est désormais au menu des membres de la commission d’enquête parlementaire sur le Srel. Il s’agit en quelque sorte de la suite logique des révélations sur les « voyages d’affaires » et missions de contrespionnage que le Service fit à l’étranger, notamment en Iraq, en Angola et en Afrique du Sud. En marge de l’audition à huis clos des principaux responsables du Srel (Patrick Heck, son actuel patron, Marco Mille son prédécesseur et Frank Schneider, l’ex-chef des opérations), déjà entendus par les députés, de nouveaux témoignages sont attendus pour donner un éclairage sans doute différent sur les dysfonctionnements et les dérapages supposés du service : celui aujourd’hui vendredi de Roger Mandé, présenté comme l’homme lige de Jean-Claude Juncker au Srel, puisqu’il fut longtemps son chauffeur et garde du corps, puis celui de Jean-Claude Knebeler, qui fut conseiller de Jeannot Krecké au ministère de l’Économie et occupe actuellement le poste de consul général du Luxembourg à New York. Sur le plan de l’enquête judiciaire ouverte après les révélations de Patrick Heck sur cinq écoutes présumées illégales, dont une est déjà prescrite, un troisième témoin, André Durand, patron d’une petite société d’investigation et ancien informateur du Srel, qui devait se présenter hier jeudi devant les officiers de la police judiciaire, permettra peut-être de faire des avancées importantes sur les raisons ayant poussé des fonctionaires du Srel à se passer de l’aval des magistrats pour épier des conversations téléphoniques, entre 2007 et 2008. Celles notamment liées à un certain Alexandre Lebedev, milliardaire russe installé à Londres (d’Land du 1er mars). Protégé par les services secrets russe et britannique, Lebedev pour lequel le Srel semble avoir pris fait et cause dans un conflit d’ordre commercial à plus de dix millions de dollars, était en bisbille avec Francisco Paesa, ancien espion du général Franco reconverti dans les affaires. Avocate fiscaliste à Luxembourg, sa nièce aurait servi d’appât pour le faire sortir du bois et aider à recouvrer des fonds prétendument escroqués par son oncle, dont elle assure tout ignorer des affaires et des comptes en banque supposés au Luxembourg. L’opération « Sam », dont elle fut la cible principale entre fin 2006 et 2007, démarra en Afrique du Sud. Elle s’y rendit en compagnie de sa mère en août 2007. Arrivées à l’hôtel, les deux femmes eurent d’abord la surprise de bénéficier d’un upgrade de leur chambre ayant droit à une suite somptueuse, probablement truffée de micros (il faut s’interroger sur la légalité de cette mission à l’étranger et l’information qui fut fournie aux autorités sud-africaines pour intervenir dans ce pays). Dans l’ascenseur, les deux femmes tombent nez à nez avec deux hommes parlant le français. La conversation est engagée et après des présentations sommaires, on se rend compte, quel hasard, que les messieurs sont originaires du Luxembourg. André Kemmer, agent du Srel, se présentera sous le faux nom d’André Simon, avec une carte de visite de consultant pour le ministère des Affaires étrangères. Il avait d’ailleurs voyagé (en première classe) sous cette identité avec un faux passeport. Son coéquipier au Srel, Roger Mandé, se présentera, lui, à l’avocate sous son vrai nom comme conseiller au ministère des Affaires étrangères. Une fois rentrés au Luxembourg, les liens se poursuivent avec l’avocate, alors placée sur écoute. Ses faits et gestes furent épiés : un soir, son compagnon lui fait faux bond alors qu’il lui raconte au téléphone qu’elle se serait bien fait un restaurant chinois. Quelques minutes plus tard, elle reçoit un coup de fil de Kemmer qui lui propose de l’inviter dans un restaurant chinois. Il a le profil de l’homme parfait. Un samedi d’octobre 2007, Kemmer et Mandé organisent un déjeuner avec Frank Schneider, alors chef des opérations du Srel. C’est lui qui a initié la mission Sam. Schneider ne se serait pas présenté immédiatement sous sa véritable casquette. Il aurait évoqué rapidement le nom de Lebedev dans la conversation qui tournait autour du Premier ministre, qu’il ne ménagera pas, et de l’importance des investisseurs russes pour l’économie luxembourgeoise et donc la nécessité de ne pas se fâcher avec eux. Après avoir brièvement quitté la table, l’avocate trouvera à son retour une boîte contenant un bracelet en or à l’effigie du Roude Leiw. Tout un symbole et une méthode « très Srel » pour recruter des informateurs. Pour faire basculer l’avocate du côté du Srel et des renseignements britanniques, qui semblent avoir sous-traité l’opération aux Luxembourgeois ? Puis, entre la poire et le dessert, Schneider tendra à l’avocate un bristol sur lequel figurait le numéro de compte à l’UBS de l’avocat zurichois d’Alexander Lebedev, Gerrit Strauss. Avec le message d’y verser les dix millions de dollars prétendument escroqués par le tonton espion. La réaction de la nièce fut brutale : en bonne avocate, elle aurait répondu à son interlocuteur que les tribunaux existaient pour le règlement de ce type de différends financiers entre les gens. Selon la présentation qu’André Kemmer fit de la mission Sam devant la commission parlementaire, c’est à partir de ce déjeuner que lui et son co-équipier se poseront des questions sur le sens de leur mission et qu’ils la feront dérailler en avertissant notamment l’avocate de sa mise sur écoute et en lui révélant leur véritable identité. Patrick Heck, dans sa seconde audition à huis clos, n’a pas souhaité s’étendre sur cette mission, mais promis de fournir un rapport circonstancié et des documents aux députés de la Commission du contrôle parlementaire du Srel. André Kemmer aurait d’ailleurs produit un rapport interne sur Sam et il n’est pas improbable que les enquêteurs de la PJ aient cherché à se le procurer lors de la perquisition en janvier de son bureau au ministère de l’Économie. Roger Mandé aura l’occasion de s’expliquer aujourd’hui sur ce « sabordage » qu’il a probablement provoqué lui-même. Averti du dérapage de la mission et surtout de ses conséquences incalculables si elle avait abouti (d’abord faire du Srel une sorte d’officine du MI6, via dans le cas Sam un ex-agent de sa majesté converti dans le privé, ensuite faire travailler le renseignement luxembourgeois pour des intérêts totalement étrangers à sa vocation, avec une commission de dix pour cent sur le montant supposé revenir à Lebedev), le Premier ministre demandera à Marco Mille, qui implicitement avait soutenu l’opération Sam, en donnant le feu vert inconditionnel à Schneider pour la lancer, mais aussi la financer, de la stopper net, d’autant qu’un avertissement fut lancé par les services français d’abandonner l’affaire, au risque sinon pour un des agents du Srel d’y perdre sa peau. Ce qui donnerait un sens aux propos que l’avocat de Schneider avait tenu encore fin 2012 dans une lettre au ministère d’État pour lui réclamer son soutien financier afin d’assurer sa défense contre les premières attaques dont il fut la victime. Personne ne pouvait imaginer que la DGSE protégeait à ce point Francisco Paesa ni ne savait qu’une opération de contrespionnage des Anglais avait déjà échoué au début des années 2000 à Paris, précisément en raison du parrainage de l’ancien agent de Franco par le renseignement français. Même s’il en portait la responsabilité, Marco Mille n’aurait pas trop de dépit à mettre un terme à la mission Sam et en aurait même été soulagé : car l’arrêt de l’opération signifiait aussi la perte de crédibilité pour Frank Schneider, et du coup des incertitudes sur son avenir au Service. Or, le chef des opérations ambitionnait la place de directeur du Srel et Jean-Claude Juncker, comme à son habitude, lui avait laissé faussement entrevoir la possibilité de la décrocher. Mille a sans doute manqué d’emprise sur Schneider avec lequel il se brouillera définitivement, après en avoir été assez proche. L’enregistrement que Mille avait fait quelques mois plus tôt dans le bureau du Premier ministre n’avait pas amélioré l’autorité du directeur du Srel sur le chef des opérations auquel il ne pouvait rien refuser : c’est en tout cas l’appréciation qui fut faite en interne. Ce fut d’ailleurs aussi le point de départ de la création de la firme d’intelligence économique Sandstone, quelques mois plus tard. La disgrâce définitive de Schneider et de Kemmer (qui devait devenir son associé dans Sandstone avant d’y renoncer et d’être rapatrié à la PJ puis muté au ministère de l’Économie) ne viendra qu’en juillet 2008, lorsque Mille leur interdira dans une lettre l’accès au Srel et à son réseau. Et bien plus tard, les services britanniques durent avouer que les informations sur le litige entre Lebedev et Paesa étaient un peu datées, l’homme d’affaires russe ne renonça pas à remettre la pression sur les autorités luxembourgeoises et le sujet sur la table. Il le fit notamment en avril 2010, en marge d’un petit déjeuner qu’il aura à l’ambassade du Luxembourg à Moscou avec des officiels luxembourgeois, qui lui rétorqueront à peu près les mêmes arguments que la nièce de Paesa trois ans plus tôt : il y existe des tribunaux pour traiter ce genre de cas. D’autres singularités du Service auraient été épinglées, à commencer par le traitement du dossier de l’ancien chef d’État du Congo dans les années 1990, Pascal Lissouba, et de son prédécesseur Sassou N’Guesso, dont les fortunes colossales, provenant en grande partie du pillage de leur pays, furent partiellement identifiées au Luxembourg et présentaient un risque fort de réputation pour la place financière. Placés à la Bayerische Landesbank (connue sous le nom de Balaba), objet de convoitises en tout genre pour les récupérer, les fonds de Lissouba/N’Guesso auraient été au centre d’un briefing que Marco Mille et Frank Schneider eurent avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker et le ministre des Finances Luc Frieden. Selon une rumeur suffisamment persistante pour être considérée, la réunion aurait d’ailleurs pu être enregistrée à l’insu des deux dirigeants du CSV, sans que l’on puisse pour autant mesurer la portée politique ni le potentiel de nuisance qu’une éventuelle révélation de cette affaire pourrait avoir, ni si un enregistrement existe bel et bien ou s’il relève de la mythologie pure et simple et encore moins qui pourrait l’avoir entre les mains et quelles seraient exactement ses intentions. L’audition par la PJ de nouveaux témoins dans l’enquête sur le Srel et de nouvelles révélations devant les députés sur les dossiers un peu fumeux qu’il eut à traiter pourrait contribuer à lever une partie du voile. Le flou entoure également l’écoute non autorisée d’un certain « Boris », apparaîssant dans la « liste Heck » : le directeur du Srel avait assuré aux députés que son service n’avait pas pu déterminer l’identité de ce Boris, ni mettre un nom derrière un numéro de téléphone portable français. Or, des sources bien informées contactées par le Land ont pu établir une relation entre ce numéro de GSM et un certain Boris Ivanishvilli, actuellement Premier ministre de Géorgie. En revanche, il est difficile d’établir une relation entre cet oligarque et le Luxembourg et des comptes et avoirs qu’il aurait pu avoir sur la Place. Il est encore moins évident de le mettre en relation, comme l’ont pourtant fait nos confrères de RTL, avec un autre oligarque russe, Vitaly Malkin, qui entretient de façon tout à fait officielle, lui, des structures au Luxembourg. Ceci dit, les Services de renseignement géorgiens ont eut à solliciter leurs collègues luxembourgeois du Srel. Patrick Heck veut-il esquiver une affaire susceptible d’empoisonner les relations diplomatiques entre le Luxembourg et Tbilissi et mouiller davantage son service ? Le leader géorgien serait par ailleurs en brouille avec le sénateur russe Vitaly Malkin, un de ses ex-associés en affaires, lequel livre lui-même une guerre contre un de ses autres associés, Arcadie Gaydamak. Les deux hommes se retrouvèrent au cœur d’une enquête judiciaire pour blanchiment en 2004 dans le cadre de l’Angolagate et leurs fonds furent gelés jusqu’à l’été 2005 auprès de plusieurs banques de la place (e.a. Sella Bank et Alcor Bank). En 2005, la justice luxembourgeoise a dû débloquer les fonds pour cause d’absence de base légale d’une demande d’entraide judiciaire venant d’Israel. Deux ans plus tard, Laurent Ries, qui était encore à l’époque l’avocat de Vitaly Malkin, fit d’ailleurs condamner l’État luxembourgeois (jugement civil 98453 du 2 mars 2007) à 10 000 euros pour préjudice moral avec intérêts légaux pour avoir arbitrairement gelé ses fonds au Luxembourg. Le dossier Gaydamak/Angolagate aurait été connu dans la plupart de ses détails par le Srel dés le début de l’année 2004. Pierre Kohnen, l’enquêteur de la PJ alors sur le dossier (André Kemmer, encore jeune officier de la Police judiciaire y avait également travaillé), en aurait informé Frank Schneider et lui aurait assuré que l’homme d’affaires se cachait derrière des montages complexes de fonds. L’intérêt de Schneider pour le dossier Gaydamak et le sort des centaines de millions de dollars de l’Angolagate qui s’étaient évaporés dans la nature, ne s’est pas démenti après son passage dans le secteur privé. Il en a le droit. Les rigueurs de l’article 16 de la loi du 15 juin 2004 portant organisant du Service de renseignements, et, entre autres, l’utilisation de connaissances spécifiques liées à des activités classées, étant sans doute trop floues pour lui valoir autre chose que des remontrances sur le plan de la moralité.

Véronique Poujol
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