À la recherche d’Esch2022.fr

La skyline de Belval vue de la liaison Micheville, côté français
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 22.02.2019

Rédange Sur la petite place qui fait fonction de parking entre l’Église Saint-Brice et l’école maternelle, rue du Général de Gaulle, une sculpture publique représentant une grande palette de couleurs et des crayons en bois indique que le village de Rédange, moins de mille habitants, dans le département de la Moselle, a un sens pour les arts. En face de la place, on remonte quelques escaliers vers un immeuble moderne qui abrite le centre du village : bureau de poste, crèche et mairie. Des affichettes annoncent pêle-mêle une vente judiciaire, les dernières décisions du conseil communal, un concert et qu’un « cahier de doléances et d’expression » est à la disposition des citoyens qui veulent s’impliquer dans le « grand débat national » (lancé par président Emmanuel Macron pour désamorcer la révolte des « gilets jaunes », ndlr.), à remplir jusqu’au 15 mars. Trois fonctionnaires communaux accueillent le quidam à la mairie. « Avez-vous entendu parler d’Esch 2022 ? Est-ce que votre commune va y participer ? » « Comment vous dites ? » – l’une d’entre eux, la dame qui est la plus proche du guichet, se tourne vers ses collègues assis derrière leurs bureaux : « Vous avez entendu parler d’Esch 2022, vous ? » Hochements d’épaule, non, personne, jamais entendu. Et le dossier de doléances ? Un classeur blanc est posé bien visiblement sur le comptoir. « Vous pouvez regarder, bien sûr », assure la fonctionnaire. « Mais il n’y a rien dedans. Personne n’est venu. Enfin, si, un monsieur est entré un jour pour demander le formulaire et a promis qu’il le ramènerait, mais on ne l’a jamais revu,… » Rédange n’a pas connu de manifestations de gilets jaunes non-plus, pas de ronds-points occupés.

En face de la mairie, sur le rocher sur lequel s’érige l’ancienne église Saint-Quirin, il n’y a pas une, mais deux madones colorées sur de petits autels envahis par le lierre, aux pieds desquelles des croyants ont posé des bouquets de fleurs en plastique jaunies par le temps. L’administration communale est divers gauche. Ayant appartenu à la paroisse de Soleuvre au Luxembourg jusqu’au début du XVIIe siècle, Rédange reste entièrement tournée vers le grand-duché. Devant la belle rangée de maisons ouvrières mitoyennes qui ressemblent fortement à celles d’Esch ou de Dudelange, de grosses berlines immatriculées au Luxembourg. C’est là que la majorité de la population travaille en journée, d’où cette ambiance désertique dans les rues, qui fait penser à un village le long de la Nationale 7 dans l’Œsling en semaine.

Rédange est une des huit communes regroupées dans la Communauté de communes Pays haut Val d’Alzette (CCPHVA) qui participeront à l’aventure Esch 2022 – Capitale européenne de la culture, à côté de la dizaine de communes du bassin minier luxembourgeois. Avec aussi Russange, Thil, Villerupt, Audun-le-Tiche, Ottange, Aumetz et Boulange, la CCPHVA forme un réservoir de population de 27 500 personnes – plus que Differdange ou Dudelange, mais moins qu’Esch-sur-Alzette.

2007 L’expérience transfrontalière de la dernière année culturelle, celle de 2007, s’est soldée par un bilan mitigé. Cette fois-là, toute la Grande Région fut impliquée, donc la Lorraine tout entière, la Rhénanie-Palatinat en Allemagne et la Région wallonne en Belgique. Selon le rapport final de cette année culturelle-là, il y eut 584 projets transfrontaliers, dont la très grande majorité (389) initiés au Luxembourg et seulement une cinquantaine en Lorraine. Seulement dix pour cent de la population de la Grande Région avaient participé à plus d’événements culturels en 2007 qu’en une année normale. « The relationship between Luxembourg and the Greater Region was (…) problematic in different ways », lit-on dans ce rapport final. « There were some difficulties in making the cultural actors in some parts of the Greater Region aware that the Ecoc (European capital of culture, ndlr.) involved more than just Luxembourg. » Le coordinateur régional note même que : « I believe that for the cultural actors there was resentment because they expected a big sum of money that would at last allow them to organise the project they had alwas dreamed about, but they never received financial assistance ». Une année culturelle luxembourgeoise vue comme peine d’amour perdue ?

Audun-le-Tiche, ce lundi après-midi. Il fait grand soleil, treize degrés, pas mal pour fin février. Devant la mairie, rue du Maréchal Foch, quelques villageois attendent le bus. Devant la résidence pour personnes âgées, juste en face, un monument aux morts. Un résident sifflote ; « Il aime la vie » dit un passant, en se retournant. Des informations sur l’année culturelle de 2022 ? La fonctionnaire à la réception oriente vers le service culturel, deux fois à droite au deuxième étage. Les marches de l’ancien escalier en bois grincent lorsqu’on l’emprunte ; aux murs, des huiles sur toile à cadres dorés retracent l’idylle villageoise des temps passés. Le service culturel est à deux pas du bureau des « adjoints socialistes ». Audun est solidement à gauche, les socialistes y règnent en maîtres, 24 élus socialistes et cinq communistes ; l’ancienne ministre Aurélie Filipetti est l’enfant la plus connue du village. Toc toc, « bonjour, euh, est-ce que vous avez entendu parler de Esch 2022, l’année culturelle à laquelle vous participez ? » Les deux employées du service se regardent, perplexes. « Ah ça, non », affirme l’une. « Il y a juste le grand concert avec les enfants des écoles de musique », sait l’autre. Mais qu’il serait mieux d’aller voir aux bureaux de la CCPHVA, à deux encablures, eux sauront.

Le syndicat OGBL a un bureau pour les travailleurs frontaliers à Audun-le-Tiche. Le bar du village vend de la bière Bofferding, mais le kiosque à journaux/PMU n’a que le journal d’annonces Luxbazar dans son offre ; « Entrange – le conducteur perd sa caravane sur l’A31 » annonce Le Républicain Lorrain dans la porte du magasin pour aguicher le chaland. Beaucoup de commerces sont désertés, à louer ou à vendre. L’agence immobilière affiche des maisons avec quatre pièces et jardin à la vente à entre 150 000 et 180 000 euros. Le « centre culturel A. Toussaint », qui fait également MJC propose un shooting photo pour la journée internationale de la femme le 8 mars et un concert en hommage à Johnny Hallyday « Jusqu’au dernier souffle », le 23 février. En face, des affiches promeuvent toujours le festival du film italien de Villerupt, qui a eu lieu fin octobre – et qui est l’événement culturel le plus célèbre de toute la région. Vis-à-vis de l’Église Saint-François d’Assise, qui remonte aux années 1930 et est fraîchement restaurée, une ruelle, l’avenue de la Fonderie, descend vers une place sur laquelle se trouve un petit bâtiment peint en jaune et orange et qui abrite les bureaux de la CCPHVA. On peut s’y servir en dépliants sur la collecte de déchets, les sites historiques ou des cours audios de luxembourgeois avec Jérôme Lulling, proposés par la « Maison du Luxembourg » à Thionville. « Sauriez-vous me donner des informations sur Esch 2022 et l’implication de la région dans le projet ? » La jeune femme qui fait l’accueil n’en sait rien. « Attendez, je vous donne la carte de visite de Madame Chaigne, notre chef de projet culture, elle saura vous en dire plus. Mais elle est en congé cette semaine... » Depuis le début du projet, la CCPHVA a un représentant dans le conseil d’administration de l’asbl organisatrice en la personne d’André Parthenay, élu local et responsable de la branche « développement économique » de la CCPHVA.

Émulation « Nous venons tout juste de terminer de faire le tour des communes luxembourgeoises qui sont impliquées pour connaître leurs attentes et leurs propositions, mais j’imagine tout à fait que nous pourrions faire la même chose de l’autre côté de la frontière », affirme Nancy Braun, la nouvelle coordinatrice générale d’Esch 2022 (depuis fin 2018). Elle a rejoint le train en marche et, avec son directeur artistique Christian Mosar, travaille d’arrache pied à sonder la situation que leur ont laissé leurs prédécesseurs Andreas Wagner et Janina Strötgen, avec leur Bidbook sur le thème Remix Culture. Qui y avaient expliqué leur approche transfrontalière avec une réflexion philosophique : que les « terres rouges » de la minette avaient apporté la prospérité à toute la région. « In our country, we easily go beyond the idea of a country to the idea of a transit zone, a neutral area, a no-man’s land, in the osmotic smooth movement accross borders. » Le jury européen salua alors entre autres la dimension transfrontalière, mais la trouva trop fragmentée et demanda à ce que soit développée une vision plus globale pour la mise en réseau des différentes villes et régions.

Profitant de l’effet d’émulation du développement sur la friche de Belval, le milliard d’euros d’argent public luxembourgeois y investi pour l’implantation de l’Université du Luxembourg, les nouveaux commerces et emplois, ainsi que de l’attention et de la dotation financière publique de l’État français via le reclassement des friches en « opération d’intérêt national », la CCPHVA a réalisé un grand « projet de territoire » qui s’étend de 2014 à 2024 et est censé mener la région vers une smart city à développement durable. La culture y est décrite comme un « moteur pour le développement du territoire », dont le cœur sera la construction d’un Pôle culturel à Micheville/Villerupt : un grand complexe comprenant salles de cinéma et de spectacle, médialab dernier cri et espace de restauration pour douze millions d’euros. L’enquête publique pour ce projet est en cours. On ne peut pas en dire autant côté luxembourgeois, où le sort de la Halle des soufflantes à Belval, pourtant destinée à devenir le quartier général de l’année culturelle, n’est toujours pas clair.

Skyline Tout Russange est en chantier. La rue principale traversant le village est en plein assainissement, un projet cofinancé par le programme Interreg. Il y a un seul restaurant, « chez Mario », mais plusieurs salons de coiffure et d’espaces beauté dans ce petit village d’un millier d’habitants, dirigé par une majorité divers droite. La mairie, rue Jean Moulin, est un petit bâtiment isolé avec son monument aux morts obligatoire installé sur la petite place à sa droite. Les employées de la commune n’ont jamais entendu parler d’Esch 2022 non-plus, elles recommandent de tenter de contacter le maire par téléphone. La liaison Micheville a permis à toutes les villes, notamment Villerupt, et villages de la communauté de relier le Luxembourg en quelques minutes. La rue se faufile comme un large bandeau moderniste à travers champs, duquel la skyline de Belval semble par endroits à portée de main. Et pourtant, on se connaît si peu, des deux côtés de la frontière. Une journée en Lorraine permet de déceler tout le potentiel, toutes les infrastructures disponibles dans cette région sinistrée. Il reste deux ans pour faire connaissance. Un appel à projets en-ligne sera lancé jeudi prochain, 28 février, pour que tous les porteurs intéressés, aussi côté français, puissent soumettre leurs idées. Le 7 mars, le Liser (Luxembourg Institute of socio-economic research) organise une grande conférence sur le thème « Capitales européennes de la culture et cohésion urbaine transfrontalière ».

josée hansen
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