Rencontre

Le théâtre d’Ici et maintenant

d'Lëtzebuerger Land vom 17.04.2015

Elle arrive aussi solaire qu’elle était froide la veille en Sonia dans Nathalie Ribout de Philippe Blasband (voir d’Land du 10 avril), et s’affale, presque allongée, sur le canapé du café où nous lui avons donné rendez-vous, soufflant, toujours dans un grand sourire : « Je suis fatiguéeeee ! » Il faut dire qu’elles donnent énormément, elle et Caty Baccega, dans la pièce donnée au Théâtre national du Luxembourg (TNL) jusqu’au 25 avril. Quelques instants plus tard, elle dira : « Autour de moi, j’entends beaucoup ‘je suis fatiguéééé’. J’essaie d’expliquer que lorsqu’on dit ça, c’est probablement parce qu’on n’est pas à sa bonne place. » À sa bonne place, elle l’est, et bien. Bien dans le moment présent, déjà redressée, enjouée, vive.

« Elle », c’est la comédienne Valérie Bodson. Elle est assise ce matin-là aux côtés d’Aïcha Rapsaet, autre superbe comédienne et metteur en scène. Dix ans les séparent, la première est aussi blonde que la seconde est brune, et tant de choses les rapprochent. Le théâtre, bien sûr, et cette structure qu’elles ont en partage avec une quinzaine d’autres « saltimbanques », comme elles se plaisent à se nommer : « Ici et maintenant ». On ne pouvait trouver titre plus évocateur pour ces personnalités profondément ancrées dans leur époque, qui jouent en permanence la partition d’un « je t’aime moins non plus » avec le monde contemporain, avec une réflexion toujours renouvelée.

« Moi, je suis là avant tout par amitié, souffle Valérie. Avec Joël, ça fait vingt ans qu’on joue ensemble... » « Joël », c’est Joël Delsaut. C’est lui qui a fondé Ici et maintenant, en 2012, avec la comédienne Anne Brionne. En à peine trois ans d’existence, ses membres peuvent être fiers d’avoir déjà monté quatre créations. Les deux premières, De Dimanche en Dimanche de Denise Bonal (au Tol, Théâtre ouvert Luxembourg, en mars 2013), et C’est pas la fin du monde de Carlotta Clerici (au CCR-Neimënster en mai 2014), ont rencontré un vrai succès critique et public.

Cette année, Aïcha Rapsaet vient de mettre en scène au Théâtre du Centaure, sur proposition de Joël Delsaut, Ce soir j’ovule, de la même Carlotta Clerici. Un seul en scène où Anne Brionne excelle (voir d’Land du 3 avril). Presque concomitamment, Joël mettait en scène Valérie et Caty dans Nathalie Ribout.

« L’idée forte d’Ici et maintenant, explique Valérie Bodson, c’est de faire découvrir des auteurs francophones contemporains. Nous avons une boulimie de découverte, c’est très jubilatoire ! Que ce soit des auteurs classiques ou contemporains, ce sont toujours les mêmes travers de l’être humain qui sont explorés. Mais nous œuvrons à mettre en avant des écritures plus modernes, parfois trash. Il est évident qu’on ne parle pas aujourd’hui de la même manière d’homosexualité ou de racisme par exemple... »

« Mon job, c’est le renouvellement du regard », enchaîne Aïcha, qui veut aussi regarder du côté de l’Afrique, du Québec...  « Je sens une demande du public ancrée précisément dans l’ici et maintenant, une envie de textes qui soient cruels, drôles, mais qui avant tout posent des questions, des balises », analyse-t-elle. La jeune femme belge, qui vit en pleine campagne, vient du « théâtre action ». Sa rencontre avec Joël, c’est « de l’énergie, un foisonnement, du travail, de l’amitié… », des mots qui sortent en flots de sa bouche et qu’elle accompagne de grands gestes des bras, comme si elle nous invitait dans son monde. Elle est en réalité aussi volubile et dynamique que sa silhouette menue laissait paraître une grande discrétion.

« Les choses sont assez simples, résume Valérie : je lis, et si j’ai un coup de cœur, je le transmets à Joël. Ça c’est passé comme ça pour Nathalie Ribout. De Philippe Blasband, je connaissais Une liaison pornographique. Le texte très fourni m’a tout de suite plu. J’ai aimé dans Nathalie Ribout que deux mondes qui n’ont rien à voir finissent par créer une belle rencontre d’humanité. »

La rencontre de deux contraires, la mise en scène d’une communauté humaine, le besoin d’une quête spirituelle dans un monde qui déboussole… voilà les lignes-force d’Ici et maintenant. Joël, son directeur artistique, attache une grande importance à la recherche d’une lucidité, fondamentale pour vivre ensemble les différences. « Avec Ici et maintenant, je pose un petit caillou, je tente d’amener à la réflexion par le théâtre, même avec la comédie. C’est difficile de trouver de bonnes comédies, qui fassent rire mais aussi réfléchir. L’écriture de Carlotta Clerici apporte ça. Dans Ce soir j’ovule, il y a bien sûr la souffrance du personnage, mais le plus touchant, et on rejoint la problématique de la différence, c’est cette question : pourquoi une femme sans enfant devient suspecte ? »

Pour favoriser la réflexion, les échanges avec le public, Joël Delsaut joue la carte de l’interactivité, de scénographies risquées, avec un public physiquement très proche des comédiens, comme dans Nathalie Ribout. « Pour mon prochain projet, je suis en train de réfléchir à une mise en scène encore plus terrifiante », s’amuse Joël, excité par l’idée de repousser les limites, d’aller chercher le spectateur. Cette nouvelle création est encore totalement en chantier, mais elle tournerait autour de textes de Ludovic Longevin, sur l’idée de l’apparition du monstre dans un être normal.

« Ici et maintenant est condamné à un travail de qualité ! » s’exclame Joël, racontant les débuts : « Nos deux premières créations ont été montées ‘à la sauvage’. Les lieux et les techniciens nous ont été prêtés, les comédiens et metteur en scène ont gagné 800 euros sur la totalité du premier spectacle, 1 500 sur le deuxième. Maintenant nous sommes passés à de la coproduction, on apporte une petite somme d’argent et on fait en sorte que les paiements soient décents. »

L’association a déjà généré un public attentif, qui va dans des lieux auxquels il n’est pas toujours habitué. Une belle dynamique créée, et une culture génératrice d’économie : « Avec Nathalie Ribout, sur deux mois j’ai généré six contrats de travail », dit fièrement Joël. Une fierté pas volée, en toute humilité.

Sarah Elkaïm
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