Roumanie 

La bataille du Parquet européen

d'Lëtzebuerger Land du 22.02.2019

Elle est le personnage le plus détesté des hommes politiques roumains. Laura Codruta Kövesi, cheffe du Parquet national anti-corruption (DNA) de 2013 à 2018, fait trembler ces derniers dans un pays réputé pour sa corruption institutionnalisée. Des milliers de hauts fonctionnaires, députés, sénateurs, ministres, maires et autres personnages publics se retrouvent derrière les barreaux grâce à un programme « Mains propres » mis en place par cette cerbère de la justice. Elle déchaîne les passions sur la scène politique et se retrouve en tête de la liste pour le poste de chef du futur Parquet européen.

Laura Codruta Kövesi a le physique d’une athlète et ne cache pas sa fierté d’avoir été vice-championne européenne de basket à seize ans. Aujourd’hui, à 45 ans, elle est la personnalité préférée des Roumains. Mais ce n’est pas le basket qui a fait sa réputation. Considérée par les Roumains comme la championne de la lutte anticorruption, cette femme a semé la panique dans la classe politique de son pays. « Le fait que des ministres et autres fonctionnaires publics aient fait l’objet de nos enquêtes et aient été condamnés montre bien qu’en Roumanie, nous sommes tous égaux devant la loi, quelle que soit la position sociale ou la richesse que l’on a accumulée » a-t-elle déclaré.

Madame Kövesi est donnée favorite pour le poste de procureur européen dont la mission consiste à mener des enquêtes transfrontalières sur les fraudes concernant les fonds européens. Un cauchemar pour Liviu Dragnea, le chef du Parti social-démocrate et président de la Chambre des députés, qui fait l’objet d’une enquête pénale pour avoir détourné 21 millions d’euros de fonds européens. Grâce au travail de Laura Kövesi à la tête du DNA, il a été condamné à deux reprises : en 2016 à deux ans de prison avec sursis pour fraude électorale, et en 2018 à trois ans et demi de prison ferme pour trafic d’influence, condamnation qu’il a contestée en appel. Liviu Dragnea a usé de tout son pouvoir pour obtenir le limogeage de cette justicière très gênante qui a été démise de son poste en juillet 2018. Une décision qu’elle a contestée à la Cour européenne des Droits de l’homme où un procès est en cours. Elle reste un symbole pour les procureurs qui n’entendent pas céder aux pressions politiques, et elle s’occupe actuellement de la stratégie contre la corruption au Parquet national.

Le principal obstacle sur son chemin vers le poste de procureur européen est le gouvernement, qui fait tout lui en bloquer l’accès. Le ministre de la Justice, Tudorel Toader, critique violemment la commission qui a choisi Laura Kövesi. « Les membres de cette commission ne sont pas au courant des abus commis par Laura Codruta Kövesi contre l’État de droit », a-t-il affirmé. Une déclaration qui n’engage que lui, puisque dans le dernier rapport de la Commission européenne sur la justice roumaine, rapport rendu public en novembre dernier, c’est le gouvernement et le ministère de la Justice qui sont accusés de porter atteinte à l’État de droit.

Selon ce rapport, c’est grâce au travail du Parquet national anti-corruption dirigé par Madame Kövesi que la Roumanie a fait des progrès dans le combat contre la corruption. Laura Kövesi s’était fait remarquer en 2006 lorsqu’elle avait été nommée à 33 ans à la tête du Parquet général. Sa mission : démanteler les réseaux corrompus qui ruinaient l’économie roumaine et paralysaient la classe politique. « Ma génération voulait changer les choses, explique-t-elle. La bataille la plus difficile ne consiste pas à changer les lois et les procédures, mais à changer les mentalités. » Aujourd’hui le résultat est plutôt bon. Plus de 3 000 hommes politiques et hauts fonctionnaires – ministres, députés, sénateurs, maires et secrétaires d’État – sont désormais derrière les barreaux.

Le gouvernement a tenté à plusieurs reprises d’assouplir la législation anti-corruption en vue de blanchir le casier judiciaire de Liviu Dragnea, mais il s’est heurté à la réaction virulente de la société civile. Les manifestations de solidarité avec les procureurs se sont multipliées. En août 2018, les Roumains de la diaspora sont venus à Bucarest pour manifester, mais ils ont été accueillis à coups de matraques et de canons à eau par les policiers, ce qui n’a fait que les motiver davantage. « Les décisions prises par le gouvernement visent à exonérer de leur responsabilité les hauts fonctionnaires accusés de corruption, explique Madame Kövesi. La corruption est quelque chose de révoltant et elle constitue un risque majeur pour le système judiciaire. »

L’opération « mains propres » initiée par les procureurs a fait émerger une jeune génération qui entend se réapproprier la politique. Symbole de cette génération qui se bat pour la justice, Laura Codruta Kövesi est devenue la favorite au poste de cheffe du futur Parquet européen qui devra veiller sur les fonds européens. Mais l’opposition la plus farouche à sa nomination se trouve dans son pays. Le 15 février, alors qu’elle allait partir pour Bruxelles afin de préparer son audition au Parlement européen, le gouvernement lui a interdit ce déplacement en la citant dans une enquête pénale tirée par les cheveux. Tudorel Toader, le ministre de la Justice, a déclaré qu’il allait envoyer son propre candidat à Bruxelles.

L’acharnement du gouvernement à l’encontre de Madame Kövesi commence à irriter en Europe occidentale. Le 14 février, le président de la commission des Affaires étrangères du Bundestag allemand, Gunther Krichbaum, a envoyé une lettre ouverte au vice-président de la Commission européenne Frans Timmermans pour lui demander d’activer l’article 7 du traité de l’UE contre la Roumanie. Baptisé « l’option nucléaire », l’article 7 enlève à un État membre de l’UE le droit de vote dans les affaires européennes. « L’ouverture d’une enquête judiciaire ayant pour objet de torpiller la candidature très prometteuse de Madame Kövesi à la tête du Parquet européen est motivée par des critères politiques, écrit-il dans sa lettre. Cette manœuvre me rappelle le passé noir de la dictature communiste que la Roumanie était censée avoir dépassé. » Laura Codruta Kövesi n’a pas cédé à la pression des autorités de son pays et s’est rendue à Bruxelles, où son audition a été fixée au 26 février. Elle n’a pas encore gagné la guerre, mais elle a déjà remporté une bataille.

Mirel Bran
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