En septembre 2023, lors d’une cérémonie organisée au Victoria and Albert Museum, Gauri Gill s’est vu décerner le plus important prix de photographie dédiée au développement durable. Inauguré en 2008 sous la présidence de Kofi Annan, prix Nobel de la Paix en 2001, le Prix Pictet Human a pour ambition de soutenir la création photographique et de sensibiliser l’opinion publique aux grands problèmes auxquels l’humanité est confrontée : déplacements migratoires, pollution environnementale, conflits militaires, populations contaminées par l’intense exploitation des ressources terrestres…
Les photos de Gauri Gill, lauréate de l’édition 2024, sont aujourd’hui visibles au Cercle Cité, aux côtés de celles des douze autres finalistes. C’est la deuxième fois, après Consumption en 2014, que le Luxembourg accueille le Prix Pictet Human. Soit l’occasion de découvrir ce qui se fait de mieux en matière de photographie documentaire. Résidant à New Delhi, où la jeune femme a commencé des études d’art qu’elle a poursuivies à New York puis à Stanford, Gauri Gill explore les écoles rurales au sein des plaines désertiques du Rajasthan, État situé au nord de l’Inde et limitrophe avec le Pakistan. Un projet au long cours entamé en 1999 et à ce jour ininterrompu, intitulé Notes du désert. Ses vues, en noir et blanc, témoignent de l’extrême dénuement de ses habitants, privés de tout et directement exposés aux violents contrastes des saisons, entre inondations et forte période de sécheresse, et à son lot d’épidémies (tuberculoses, paludisme, malaria). Tout y est placé sous le signe de la survie. Fait marquant, les enfants ne sourient pas devant l’objectif de Gauri Gill : on est loin ici des images bariolées de l’Inde, objet à fantasmes pour Occidentaux en mal de modèle alternatif. Ainsi de cette photo où deux jeunes filles sous un arbre nous fixent de leurs regards profonds et mélancoliques. Ou encore de l’étrange regard d’outre-tombe de cette jeune fille qui se reflète dans un miroir, sans oublier ce petit garçon les bras ouverts, joueur et accueillant, tel un petit christ indien. Ce sont là de modestes parenthèses enchantées arrachées à un impitoyable désert de mort.
Les autres photographes conviés dans l’exposition élargissent ce tour du monde, comme il va mal le plus souvent. Le recours au noir et blanc y est prédominant, déplaçant le présent sous le sceau intemporel de la répétition d’un destin humain, fait d’exils, de persécutions, de faim et d’espoir. Une condition d’abandon qui se lit dans les paysages, le noir de la houille et les têtes des mineurs de Haute-Silésie, au sud de la Pologne, où l’extraction de charbon prend peu à peu fin. C’est là que vit Michal Luczak, l’auteur de ces prises de vue. À force de galeries creusées, les maisons tanguent, s’effondrent (de pareils symptômes apparaissent en Lorraine, dans le Bassin houiller, entre Saint-Avold et Forbach). C’est ce que décrit de son côté le photographe Alessandro Cinque lors de son compagnonnage auprès du peuple indigène Quechua, au Pérou : la façon dont l’industrie minière a contaminé les sols et l’eau, au détriment de la population locale et du bétail qui se meurent.
Ailleurs, en Arctique, la banquise et les glaciers fondent et s’effondrent à leur tour, contraignant les chasseurs inuits à quitter leurs terres historiques, ainsi que le documente Ragnar Axelsson depuis quarante ans. On y rencontre le visage nostalgique et songeur d’une jeune fille assise dans la neige, qui semble prendre la mesure de la situation, mais aussi la révolte d’un renne qui paraît peu enclin à partir. De son côté, Federico Rios Escobar s’est rendu à deux reprises, en septembre et octobre 2022, au « fossé du Darién », embouchure qui relie l’Amérique du Sud à l’Amérique centrale. Un point de passage dangereux où se concentrent, en pleine jungle, de nombreux migrants fuyant la misère, les pandémies et le changement climatique. Le photographe raconte l’itinéraire qu’il a emprunté : « Nous sommes partis d’une ville balnéaire de Colombie, nous avons traversé des exploitations agricoles et des territoires indigènes, franchi la menaçante Colline de la Mort – où le fait de se retrouver de nuit peut être fatal – et suivi des rivières sinueuses pour arriver au Panama, dans un camp tenu par les services gouvernementaux. Au-delà de l’horreur, nous avons été témoins d’innombrables actes de bienveillance ».
La photographie emporte toujours avec elle sa part de réel, qu’elle documente et esthétise tout à la fois, offrant au spectateur une expérience intime de l’altérité. Cette expérience esthétique est rendue possible grâce à l’expérience sociale de l’artiste, à sa complète implication au sein d’un environnement donné. L’expérience documentaire procède ainsi d’une relation d’accompagnement, ce que d’autres appellent cliniquement un « sujet ». Ce que nous rappellent avec douleur, plus près de nous, les Chroniques de guerre (2022) entreprises par Gera Artemova depuis le premier jour de l’invasion militaire de l’Ukraine. Dans son « journal visuel » dont les photos vont par deux, la photographe donne forme à des évocations métaphoriques hantées par la présence assourdissante de la guerre. La forme du diptyque, c’est aussi celle qu’a privilégié Richard Renaldi pour rapprocher harmonieusement l’humain de l’animal.
Les portraits lumineux de Siân Davey se distinguent au sein de l’exposition en s’attachant à la façon dont plusieurs générations s’approprient un jardin, où se succèdent des ados nonchalants, des personnes âgées venues se ressourcer, de femmes posant nues… Siân Davey s’empare en couleurs du mythe de l’hortus conclusus, le jardin édénique d’avant la Chute, antérieure à toute expression de nudité coupable. Plus avant, et en couleurs aussi, la photographe Vasantha Yogananthan a suivi durant l’été 2022 plusieurs enfants de l’État de la Louisiane. Ses portraits délicats, pris pour la plupart lors de séances de jeu, contrastent par leur légèreté avec l’avenir incertain de la Nouvelle-Orléans, ville menacée par le changement climatique et dont le patrimoine local a été en grande partie anéanti en 2005 après le passage de l’ouragan Katrina. Hasard ou non, les deux femmes comptent parmi les rares photographes à avoir opté pour la couleur. On doit y ajouter les étranges masques arborés par la population des îles du détroit d’Ormuz, le long de la côte iranienne, que Hoda Hafshar a documenté pendant cinq ans dans ses Récits de vent. Ceux-ci tirent leur origine dans une croyance ancienne en l’existence de vents maléfiques, capables de posséder quelqu’un. Afin de se prémunir contre cette emprise invisible, un chef spirituel se charge de communiquer avec le vent par l’intermédiaire du patient. Au-delà de leur valeur anthropologique, ce qui nous parle dans ses photographies tient à l’histoire des migrations que ce rite permet d’exhumer, celui-ci ayant pu migrer de l’Afrique du Sud-Est vers le sud de l’Iran avec la traite des esclaves.
Singulières sont aussi les photographies percées de trous d’épingle qui, une fois illuminées, donnent l’impression d’une constellation enveloppant les personnes portraiturées par Yael Martinez entre 2019 et 2023. Telles sont les « lucioles » imaginées par ce photographe, qui a débuté son projet avec l’idée d’en faire une étude sur la résilience. Chaque percée de lumière prend ainsi une valeur allégorique, représentant la manière dont les humains peuvent transformer une situation négative en une énergie positive. D’autres contrées restent évidemment à découvrir, comme les instantanées de Vanessa Winship sur les écolières d’Anatolie en uniforme. Et s’il est dommage que chaque artiste ait été cantonné à l’exposition de quatre photographies seulement, le catalogue qui accompagne la manifestation s’avère indispensable, puisqu’il offre un aperçu plus complet de leurs travaux.