Le livre pour enfants se porte bien. En luxembourgeois aussi. Tour d’horizon avec quelques éditeurs

Loups, princesses et monstres gentils

d'Lëtzebuerger Land du 18.06.2021

Une pomme, deux poires, trois prunes, quatre fraises… Ce n’est pas une recette de salade de fruits, mais ce que La Chenille qui fait des trous  (The Very Hungry Caterpillar d’Eric Carle qui vient de mourir à 91 ans) engloutit sur son passage au fil des 22 pages d’un livre vendu à plus de cinquante millions d’exemplaires à travers le monde. Parmi la cinquantaine de langues dans lesquelles ce classique est adapté, figure le luxembourgeois : De Raup‚ dee Lächer mécht a été traduit par Josy Braun. « C’est un carton, tout est parti. Certains touristes qui l’achètent pour collectionner les différentes langues », constate Elmira Najafi à la librairie Alinéa. Au premier étage de la librairie du centre-ville, elle a installé un coin spécialement conçu pour les lecteurs en herbe où ils peuvent s’asseoir et feuilleter les livres. « Les samedis, ça grouille de gamins qui se passent les livres, qui font des commentaires, qui viennent fièrement à la caisse avec celui qu’ils ont choisi. »

Trouver des lecteurs La littérature pour la jeunesse est un segment florissant de l’édition. En France, en 2020, alors que le marché global du livre est dans le rouge, perdant deux pour cent de ses ventes, les secteurs jeunesse sont dans le vert : la bande dessinée cartonne avec une hausse de six pour cent, le parascolaire grimpe de quatre et les albums pour enfant gagnent un pour cent. Au Luxembourg, la Fédération des éditeurs ne possède pas de statistiques quant au poids de ce secteur dans la production, ni sur l’évolution des ventes. Le groupe Ernster et ses sept librairies (dont celle de la Belle Étoile comprend l’enseigne Erni uniquement dédiée aux enfants et aux jeunes) constate qu’un tiers de son chiffre d’affaires lié aux livres provient du secteur jeunesse, sans compter la bande dessinée et les mangas (dont la progression est de l’ordre de vingt pour cent). Valérie Lannoy, directrice des opérations détaille : « En 2020, nous avons connu une augmentation des ventes de livres de jeunesse tant en allemand qu’en français de l’ordre de cinq à dix pour cent, notamment au moment du confinement où les commandes en ligne ont été très fortes ». En outre, les livres pour enfants en luxembourgeois ont bondi de quarante pour cent « en rapport à la forte progression de la production », et ceux en anglais ont gagné vingt pour cent, « parce qu’on a répondu à une demande de plus en plus forte ». Les livres pour enfants dans ces deux langues représentent respectivement 4,5 et quatre pour cent des ventes totales de livres.

Cependant, les livres pour les jeunes ne sont pas égaux dans ces chiffres. La bonne santé du secteur masque un phénomène d’accélération des best-sellers et des séries aux dépens des nouveautés et des découvertes. Les lecteurs ont souvent acheté ce qu’ils connaissaient déjà : personnages récurrents, histoires titrées de films, livres de recettes ou de bricolage... À cause de la pandémie, l’absence de foires et salons (Walfer Bicherdeeg, Top Kids, Kannerbicherdag de Dudelange) et l’impossibilité d’organiser des lectures et des rencontres publiques, notamment dans les bibliothèques, ont privé de nombreux livres de trouver leur public. « Nous n’avons pas vraiment pu faire notre travail de promotion. Plus que jamais, nous sommes dépendants du bon vouloir des libraires et distributeurs dans leur façon de mettre nos livres en valeur », regrette Christiane Kremer à la tête des éditions Kremart qui a environ 80 livres pour enfants dans son catalogue, soit deux tiers de ses ventes.

C’est d’ailleurs parce qu’elle-même avait écrit un livre pour enfants qu’elle a créé sa maison d’édition : Mammendag est paru 2013. « Je l’ai écrit au moment des discussions sur le mariage pour tous. En me rendant compte que la thématique (l’amitié entre une fille qui vit seule avec sa maman et un garçon qui est élevé par deux papas, ndlr) n’allait pas être facile à vendre, je me suis lancée. » Christiane Kremer contacte l’artiste et illustratrice Anne Mélan – dont c’était la première expérience en la matière – et mène l’édition à bon port. Elle réitérera l’expérience en signant deux autres livres et en faisant appel au talent d’artistes qui n’avaient pas encore travaillé cette matière : Poli & Maisy, avec Aline Forçain et So mol, Lobo!, avec Vincent Biwer qui a reçu un Lëtzebuerger Bicherpräis en 2019.

Trouver des textes L’édition de textes originaux pour enfants en luxembourgeois est une opération délicate. Trouver les bons textes, avec les bonnes illustrations, travailler un album de qualité (couleurs chatoyantes, encres résistantes, papier épais, parfois découpes, couverture dure, reliure…), un travail onéreux pour un marché (très) réduit : rares sont les titres qui sont imprimés à plus de mille ou 1 200 exemplaires. « Nous recevons énormément de manuscrits, avec ou sans illustrations, et encore plus depuis le confinement, mais la qualité est rarement au rendez-vous », soulignent à la fois Christiane Kremer et Suzanne Jasper (Capybarabooks). « Beaucoup de parents ou d’enseignants inventent des histoires pour leurs enfants. Mais ça ne veut pas dire qu’ils ont un quelconque talent d’écriture », ironisent-elles : textes trop longs, illustrations bâclées, vocabulaire peu recherché, histoires banales… Les écueils ne manquent pas. Les projets originaux sont donc rares : cinq chez Kremart, à peine trois chez PersPektiv, une dizaine chez Binsfeld (dont Wooow, un Wimmelbuch sur Luxembourg qui a reçu un écho très positif), à peine plus chez Phi chez qui Viviane Daman a  publié une dizaine de titres, mettant en scène quatre amis qui mènent des enquêtes. Comme en 2016, le Concours littéraire national  est cette année réservé à la littérature d’enfance et de jeunesse. Peut-être de nouveaux auteurs et projets émergeront.

Pour faire grossir leur catalogue, mais surtout pour répondre à une forte demande de textes en luxembourgeois, les éditeurs se tournent vers les licences et l’achat de droits de livres étrangers. « La plupart du temps, on doit traduire de l’allemand ou du français au fur et à mesure de la lecture aux enfants », racontent plusieurs parents, « quand le titre existe en luxembourgeois, ça facilite les choses et ça fixe les mêmes mots que les enfants aiment entendre et réentendre. » Kremart s’est par exemple adjoint les services d’Elmar, l’éléphant à carreaux de David McKee (traduit par Luc Marteling) ou de la Petite Princesse de Tom Ross (Déi kleng Prinzessin, traduit par Christiane Kremer). De son côté PersPektiv, s’est taillé un beau succès avec Le Loup et P’tit Loup de Orianne Lallemand (devenus De Wollef et Wëllefchen par les traductrices Myriam Welschbilig et Sonia Thewes) alors que chez Binsfeld, c’est le monstre Gruffalo et les autres livres d’Axel Scheffler et Julia Donaldson (traduits par Martine Schoellen qui l’a renommé Grüffelo) qui remplissent les rayons. Choisir des personnages récurrents et des séries qui ont déjà du succès à l’international, c’est l’assurance de fidéliser un lectorat, d’autant que « la clientèle se renouvelle sans cesse, puisque de nouveaux bébés naissent chaque année », comme le souligne Marc Binsfeld.

Trouver des livres Pour choisir quels livres ajouter à leur catalogue, les éditeurs travaillent main dans la main avec leurs homologues internationaux, visitent les foires du livre – la Buchmesse de Francfort, la plus grande, et Foire internationale du livre de jeunesse à Bologne, la plus spécialisée – et écoutent libraires, bibliothécaires, enseignants, parents et enfants. « Je cherche surtout des histoires originales avec un message qui correspond à l’âge cible et des illustrations de qualité », explique Christiane Kremer. « Les petits enfants aiment les livres qui parlent de leur quotidien, et qu’ils peuvent manipuler, avec des découpes, des pop-ups, différentes matières, des sons. Quand ils sont plus grands, les histoires qui les font rêver ou s’évader commencent à leur plaire, mais les découvertes scientifiques ou historiques ont toujours du succès », complète Christophe de Jamblinne chez PersPektiv. « Quand ils savent lire, les enfants vont vers des livres en allemand ou en français. Les livres pour adolescents en luxembourgeois n’existent presque pas », constate Marc Binsfeld.

Le marché du livre jeunesse, comme celui de la littérature en général est un marché mondialisé. En 2019, en France la moitié des romans destinés aux plus de dix ans sont traduits de l’anglais, nous apprend Livres Hebdo. Les droits de licence (sur le montant desquels les éditeurs jettent un voile pudique) se négocient en fonction du tirage, « entre 500 et 2 000 exemplaires » estime Christophe de Jamblinne, parfois avec des accords liés à d’autres titres du catalogue. « Les éditeurs internationaux envoient les textes que nous traduisons. Ils se chargent de la mise en page et impriment en même temps que d’autres éditions dans d’autres langues, ce qui permet de minimiser les coûts », détaille Marc Binsfeld. « Pour certains titres, nous nous chargeons de la mise en page et de l’impression après avoir négocié des royalities sur les livres », ajoute de Jamblinne.

Trouver des mots La qualité de la traduction est un enjeu de taille pour les éditeurs luxembourgeois. « Il faut respecter l’histoire, le ton, l’humour tout en choisissant un vocabulaire qui correspond à l’âge des enfants et bien sûr en faisant attention à l’orthographe luxembourgeoise. Cela demande de la créativité et de la rigueur », résume Christiane Kremer. Un défi encore plus grand quand le texte original est en rimes, voire joue sur des sonorités et des allitérations. C’est le cas de Grüffelo (qui a connu 150 traductions) et plus encore de D’Schmetten an d’Schmooen (The Smeds and the Smoos en langue originale, Les Tourouges et les Toubleus en français) des mêmes auteurs (Julia Donaldson et Alex Scheffer) que Martine Schoeller a traduits. « Le texte original en anglais est court, avec des rimes et un rythme presque scandé qu’il est difficile de traduire en luxembourgeois où le passé composé est lourd et les mots souvent longs », détaille-t-elle. Pour mener à bien la traduction, elle analyse le texte pour bien comprendre les subtilités et les volontés de l’auteurs. « Par exemple, dans The Smeds and the Smoos, le sous-texte parle du Brexit, les uns buvant du thé, les autres mangeant du pain complet. Dans certaines langues, la traduction ne respecte pas cette finesse. » Elle fait aussi des recherches de vocabulaire pour trouver des équivalences, choisissant de décrire les Kilts (karéiert Juppe mat Spéngelen) pour respecter la rime avec  Stilts (laang Béngelen) au lieu du premier jet qui se serait contenté des mots Schotterack et Stelzen. « C’est quand il y a un challenge ou qu’on me dit que c’est impossible que je me sens libre et motivée pour aller plus loin dans le travail », ajoute celle qui regrette un manque de reconnaissance du travail des traducteurs au Luxembourg.

Le livre pour enfants, s’il connaît un succès populaire, reste souvent considéré comme une sous-littérature. Les médias généralistes comptent peu de critiques littéraires spécialisés, les récompenses pour ces livres trouvent peu d’écho hors de la profession. Mais surtout, auteurs et illustrateurs regrettent une rémunération moindre, avec en moyenne six pour cent de droits d’auteurs sur le prix du livre hors taxes (à partager avec l’illustrateur), tandis qu’un auteur de littérature générale touche en moyenne dix pour cent de droits d’auteur.

France Clarinval
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