Fiscalité des ménages monoparentaux

La farce de l’équité

d'Lëtzebuerger Land vom 15.03.2013

La fiscalité des revenus des familles monoparentales est un sujet sensible pour la classe politique, qui voit commodément dans cette catégorie de ménages, essentiellement dominés par des femmes, des cas sociaux, aux marges de l’indigence. Comme s’il y avait une sorte d’appartenance génétique des ménages monoparentaux à la génération des précaires, ce qui est faire offense à celles et ceux, qui, par choix ou suite à un « accident de la vie » (divorce ou veuvage), financièrement autonomes, élèvent seuls les enfants, avec des charges identiques à celles des ménages qui partagent le lit de 140. Seuls les prélèvements fiscaux font la différence : là où un ménage devra cumuler deux salaires assez consistants avant de voir ses revenus imposés au nouveau taux marginal maximal de 40 pour cent, un parent isolé basculera dans la catégorie d’imposition au plafond à partir de revenus à peine supérieurs à 3 000 euros par mois. Pas de quoi s’assurer un train de vie byzantin.

Car si oui, les données du Statec montrent que plus de la moitié des familles monoparentales vivent dans le risque de pauvreté, il faut s’empresser d’ajouter que, oui aussi, d’autres chiffres officiels indiquaient en 2009 que les ménages relevant de la classe d’impôt 1a (parmi lesquels les familles monoparentales, mais aussi les célibataires de plus de 65 ans) n’avaient rien d’insignifiant, puisqu’ils étaient plus de 72 000 (résidents et non-résidents confondus) et que 21 pour cent d’entre eux tombaient dans la tranche imposable au taux de 38 pour cent, c’est-à-dire la plus taxée, contre treize pour cent pour la classe 2 (les couples avec ou sans enfants, qui sont au total 210 000, soit les plus nombreux) et 18 pour cent pour les contribuables de la classe 1, c’est-à-dire les célibataires (168 500).

Entre 2009 et 2013, le nombre de ménages monoparentaux a dû exploser, si on tient compte seulement de l’évolution des divorces. Il existe peu d’informations renseignant sur qui paie quoi d’impôts et il a fallu une question parlementaire d’un vieux ténor du LSAP, Ben Fayot, en octobre 2009 pour que le ministre des Finances Luc Frieden, CSV, fournisse les chiffres précités – et désormais périmés – et annonce aussi que l’Administration des contributions directes (ACD) était en train d’élaborer une base de données contenant entre autres les chiffres sur le nombre de contribuables rangés dans les différentes classes d’impôt. Or, l’ACD, contactée par le Land, assure ne pas être en mesure de fournir d’actualisation du nombre de contribuables relevant de la classe 1a, ni d’informations sur la part de ceux qui sont imposés au taux marginal maximal. Ce taux est d’ailleurs passé à 40 pour cent avec l’entrée en vigueur, au 1er janvier 2013, du plan d’austérité du gouvernement. Nulle trace par ailleurs d’avancées sur une segmentation des contribuables « personnes privées » dans le rapport annuel de ses activités en 2012 que l’ACD a publié le mois dernier.

Sur le plan politique, la situation fiscale des familles monoparentales est presque un « non-sujet », du moins pour la majorité qui n’a probablement pas très envie de s’atteler à un chantier qui pourrait fâcher l’électorat traditionnel du parti chrétien social, qui n’est pas de la première fraîcheur. Car une réforme de la fiscalité de la classe 1a passera forcément par des modifications du traitement des veufs et célibataires de plus de 65 ans, bénéficiant à l’instar des monoparentaux d’une imposition plus légère que celle des célibataires dans la fleur de l’âge. D’autant que la faction la plus conservatrice du CSV est volontiers tentée par un discours stigmatisant les familles non-conventionnelles, a fortiori les monoparentaux et autres divorcés. À cette stigmatisation d’un autre âge, on ajoutera les hésitations de la majorité CSV/LSAP au pouvoir depuis presque dix ans à taxer davantage les revenus du capital et sa propention à soigner une fange aisée de la population, asseyant sa richesse sur un patrimoine immobilier qui mériterait probablement d’être davantage imposé.

À l’opposé, les Verts avaient pointé du doigt, il y a deux ans, la nécessité de revoir la situation fiscale des familles monoparentales en invitant le gouvernement, dans un motion déposée par Viviane Loschetter le 9 février 2011, « à prendre des mesures supplémentaires dans les domaines de la politique fiscale, familiale, de l’éducation et de l’emploi ». Mais les Verts se sont toujours retranchés derrière cette équation : famille monoparentale = pauvreté (ce n’est pas pour rien que la motion ait été initiée dans le cadre d’une interpellation sur la pauvreté), et pas dans l’optique de l’équité fiscale des ménages avec charge d’enfants, qu’il s’agisse de parent isolé ou de couples. Pour autant, leur motion soulignait que l’abattement monoparental, qui a été transformé en crédit d’impôt à partir de 2009 (une sorte d’impôt négatif qui est crédité chaque année à ceux qui n’en paient pas, il s’agit donc plutôt de transferts sociaux, ce qui est assez critiquable du point de vue de la méthode – et le Conseil d’État n’avait pas ménagé ses critiques en 2008), n’a pas été adapté depuis 1994, étant toujours plafonné à 750 euros par an, quel que soit le nombre d’enfants à charge.

La classe politique ne s’est même pas pris la peine de redéfinir la notion de famille monoparentale, qui sur le plan fiscal n’existe pas. On parle là de « personne monoparentale », comme d’un concept un peu ésotérique. Il faut donc de replacer le débat et, pour une fois, ne pas le ramener sur le terrain du social. Il ne s’agit nullement de remettre en cause les transferts sociaux aux plus démunis. Le peu de courage dont certaines organisations féministes font preuve à traiter des sujets aussi sensibles que l’individualisation des droits à la pension, fait douter de leur volonté à prendre en main le dossier des monoparentaux sous l’angle de l’équité fiscale.

La fiscalité des monoparentaux a quand même refait un peu parler d’elle à la fin de l’année dernière, lors des discussions sur le train d’économies budgétaires que le gouvernement CSV/LSAP a engagées, en marge du projet de budget 2013, lorsqu’il a notamment touché à l’article 118 de la loi sur l’impôt sur le revenu en ajoutant un taux d’impôt de 40 pour cent pour la tranche de revenus annuel dépassant 100 000 euros pour les célibataires (classe 1) et 200 000 euros pour les couples (classe 2). Quid du sort de la classe 1a ? La Chambre des fonctionnaires et employés publics s’est émue dans un avis (la Chambre des députés n’en a pas tenu compte) du caractère « incompréhensible et inacceptable » et des « incohérences flagrantes » du projet de loi visant à réduire le déficit et augmenter les impôts, « puisque le taux maximal de 40 pour cent est déjà atteint à partir de la tranche de revenu imposable de 35 250 euros, c’est-à-dire de moins de 3 000 euros de revenus par mois ! Faut-il rappeler que cette progression plus raide encore touche le plus souvent des ménages monoparentaux ? ». L’organisation des fonctionnaires craignait que ces ponctions sur les revenus modestes, à l’échelle luxembourgeoise, génèrent « une paupérisation rampante des contribuables concernés, surtout au cours de la prochaine décennie ». Notamment avec le risque d’une fiscalisation des allocations familiales et un plafonnement de l’index, si les plans du gouvernement se réalisent comme prévu. « Pour remédier au problème, la Chambre des fonctionnaires et employés publics recommande vivement au gouvernement de lancer un débat de fond visant à augmenter de manière substantielle le nombre de tranches de revenu afin d’espacer et de décaler la progressivité du barème vers les tranches plus élevées ». Bref, ce serait mettre à contribution l’upper class, souvent venue de l’étranger grâce à des carottes fiscales (les stock-options, par exemple, sont imposées à dix pour cent). Exactement à l’opposé des démarches engagées depuis dix ans par le gouvernement pour attirer davantage d’expatriés au grand-duché.

Restée sourde à cet appel du pied des fonctionnaires, la classe politique n’a pas non plus poussé de cris d’orfraie lorsque, aux premiers jours de 2013, sur le site officiel du gouvernement guichet.lu, furent publiées les nouvelles dispositions du budget 2013 : on y lisait que le taux d’imposition maximal était relevé de 39 à 40 pour cent et applicable à partir d’un revenu annuel imposable de 100 000 euros pour un contribuable en classe d’impôt 1 ; 200 000 euros pour un contribuable en classe d’impôt 2 et 35 250 euros pour un contribuable en classe d’impôt 1a. Les réactions n’ont pas manqué et devant l’incompréhension que ces dispositions fiscales provoquèrent, guichet.lu a dû retirer les informations relatives à la classe 1a en invoquant des risques de « mauvaise interprétation » de certains articles de la loi sur l’impôt sur le revenu, donnant, dit-on, faussement l’impression que la classe 1 était moins lourdement imposée que la classe 1a. Les fiscalistes de la Place financière ont à leur tour été alertés par des contribuables affolés, avant de se rendre à l’évidence que cette information d’une imposition maximale à partir de 35 250 euros pour les monoparentaux relevait « d’une lecture combinée, mais trompeuse », dixit l’un d’eux, des dispositions de l’article 118 LIR sur le barème de l’impôt et de l’article 120 bis LIR relatif au calcul de l’impôt en classe 1a. Le taux marginal maximum est à mettre en compte, dit cette nouvelle disposition, pour les montants égaux ou supérieurs à 36 270 euros de salaire annuel (soit 3 022,50 par mois) et une pension annuelle de 36 030 euros, soit 3 002,50 par mois. Reste que dans les faits, les nouvelles dispositions fiscales donnent un niveau d’imposition bizarre, à la limite du surréalisme.

Ce « bug administratif », s’il en est un, et sa correction immédiate par guichet.lu constituent en tout cas une bonne occasion pour relancer, au niveau d’une classe politique curieusement taiseuse, et à un peu plus d’un an avant les législatives, le débat sur un système fiscal qui fait peser des prélèvements peu équilibrés sur les familles monoparentales touchant des revenus un peu supérieurs au salaire social. Dans son Panorama social 2013, la Chambre des salariés a montré que le revenu moyen des parents isolés a augmenté de 37,9 pour cent seulement entre 1995 et 2011, alors que la progression moyenne fut de 68,7 pour cent. La hausse fut même de 88,8 pour cent pour les ménages composés de deux adultes avec au moins trois enfants et de 108,9 pour les ménages composés de deux adultes dont l’un au moins à 65 ans ou plus. D’autres chiffres cités par la Chambre des salariés renseignent encore de la dégradation des revenus des parents isolés depuis deux décennies.

Il y a un « côté tordu » dans le mécano de l’imposition des revenus de la classe 1a et les rapports peu élevés, au regard des charges pesant sur les monoparentaux, entre le traitement fiscal d’un célibataire et celui d’un parent isolé, convient une fiscaliste : « Laissons de côté, dit-elle, la technique fiscale et parlons plutôt du fonds du débat, qui mérite objectivement d’être lancé, car les lourdes charges pesant sur les contribuables monoparentaux ne sont pas suffisamment reconnues par le législateur ». Dans ce contexte, le crédit d’impôt de 750 euros par an que les parents isolés peuvent déduire chaque année de leur déclaration d’impôt lui apparaît comme « peanuts », une « misère » qui ne tient pas compte du nombre d’enfants à charge et reste surtout destinée aux familles démunies. Un examen du barème démontre d’ailleurs que dans la tranche de revenus annuels à partir de 45 000 euros, la différence d’imposition entre un célibataire et un ménage monoparental est de 1 200 euros. Cette différence se réduit à 619 euros à partir de la tranche de 100 000 euros, fait encore remarquer la fiscaliste.

En l’absence d’un lobby des monoparentaux, tels qu’il existe dans les pays anglo-saxons ou chez nos voisins français, peu d’élus se sont jusqu’à présent montrés sensibles à l’inéquité fiscale frappant les parents isolés confrontés aux mêmes charges que les couples traditionnels. Un loyer reste le même, les charges d’entretien des enfants ne changent pas non plus. Toujours est-il que les rares attaques (masculines) que certains contribuables ont lancées, d’abord vis-à-vis du directeur de l’ACD puis devant les juridictions administratives, pour mettre en cause la segmentation actuelle des contribuables, favorable aux couples avec enfants et stigmatisante pour les monoparentaux, ont échoué. « Il n’appartient pas à l’administration, ni d’ailleurs au tribunal de modifier d’une quelconque manière la loi », ont ainsi estimé les juges du Tribunal administratif dans un jugement du 3 mars 2008. Comme si c’était un lot de consolation, la juridiction rappelait qu’un contribuable relevant de la classe 1a n’est pas discriminé pour un revenu déterminé par rapport à un contribuable de la classe 1, car sa cote d’impôt sera toujours inférieure. L’examen du barème 2013 montre toutefois que la différence est marginale à partir d’un niveau de revenu relativement moyen.

Changer la loi sur l’impôt sur le revenu et alléger l’effort contributif des monoparentaux ne va pas de soi, car si le gouvernement touche à la classe 1a, il devra probablement faire des arbitrages parmi ceux qui bénéficient d’un traitement fiscal plus favorable que les « simples » célibataires. Devra-t-on par exemple reclasser les personnes seules de plus de 65 ans bénéficiant du régime « plus favorable » que la classe 1 pour faire face « aux charges accrues de la vieillesse » ? Ce fut là, parmi d’autres, une des « innovations sociétales » de la grande réforme fiscale de 1990 initiée par celui qui n’était encore que ministre des Finances. Cette réforme avait tenu compte, du bout des lèvres, de la situation des « personnes non mariées ayant des descendants vivants : leurs charges se rapprocheraient davantage de celles des personnes mariées sans enfant que de celles à supporter par un célibataire ». Rien que la formulation avait des relents d’un autre âge (on était en 1990 !).

La réforme de Jean-Claude Juncker visait, entre autres, à lutter contre la fraude aux « divorces en blanc » permettant alors aux couples séparés de faire de substantielles économies d’impôts. Faut-il en arriver à la situation de l’Allemagne, où les « mariages blancs » pour décrocher un titre de séjour cèdent peu à peu le pas aux mariages fictifs pour des raisons purement fiscales, pour que la classe politique prenne conscience qu’on vit dans un autre siècle, même au Luxembourg ?

Véronique Poujol
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