Autrement/Anders (7)

Briser le quatrième mur

Fabienne Elaine Hollwege
Photo: Véronique Kolber/Mierscher Kulturhaus
d'Lëtzebuerger Land du 28.08.2020

« Das Theater ringt heute um sein Leben. Nicht so sehr aus wirtschaftlicher Not, die allgemein ist. Es krankt vielmehr an der Armut des eigenen Blutes. (…) Die menschliche Schöpferkraft strömt jetzt durch andere Betten. (…) Das Heil kann nur vom Schauspieler kommen, denn ihm und keinem anderen gehört das Theater. » Max Reinhardt, Rede über den Schauspieler, 1928.

Ce qui a changé avec le Covid-19 ? « Tout ! », répond Fabienne Elaine Hollwege sans hésitation aucune, avant même que nous soyons assises pour notre entretien. Elle revient de vacances passées en famille, à voir des amis et des proches durant un tour en Allemagne, pour des échanges intenses qui l’ont ressourcée. Parce que le printemps et le début de l’été furent catastrophiques, pour elle comme pour tous les artistes, surtout ceux du spectacle vivant, interdits de se produire en public. Il y eut d’abord les annulations de spectacles et de tournages pour cause de confinement, puis le report de saisons entières, et maintenant des exercices d’équilibristes pour réagencer les différents projets pour la saison prochaine, par rapport aux disponibilités de chacun des intervenants. « Mais je suis extrêmement reconnaissante au système luxembourgeois, les aides mises en place par le ministère de la Culture m’ont vraiment sauvée durant le confinement », concède celle qui a observé la détresse économique, voire existentielle dans laquelle la crise a jeté beaucoup de ses amis artistes en Allemagne.

Mais la voilà relancée, Fabienne : pour deux tournages d’abord – An Zéro, une docufiction de Skillab sur le Luxembourg après une hypothétique explosion de la centrale nucléaire de Cattenom, et Himbeeren mit Senf de Ruth Olshan, un film pour enfants coproduit par Amour Fou. Pour un nouveau spectacle de cabaret ensuite, La Pharmiglia – Organisiertes Gebrechen, un nouveau programme avec le trio KaTSong, qu’elle forme avec Melanie Haupt et Judith Jakob, sous la régie d’Anja Schneider. La même équipe avait présenté son spectacle Frauen an der Steuer au Kasemattentheater l’année dernière. La Pharmiglia traite de l’industrie pharmaceutique et de ses perversions dues au fric. Le spectacle était prêt au printemps et avait encore fêté sa première avant le lockdown. La crise du coronavirus, la course internationale dans la recherche pour un vaccin et les théories complotistes qui l’entourent demandent bien sûr une actualisation du programme, les répétitions vont reprendre en septembre, pour une tournée qui les mènera de Hambourg à Cologne, en passant par Stuttgart, pour des dates confirmées entre la mi-octobre et juillet 2021.

Donc tout reprend comme avant et on n’en parle plus ? Certainement pas, parce que la tournée sera économiquement précaire, l’ensemble devant jouer devant des salles aux jauges fortement réduites, donc pas forcément rentables. Et, surtout, « je ne veux pas retourner dans ‘la course au bifteck’ » (Hamsterrad est le terme qu’elle utilise, intraduisible). Parce que la remise en question de ce confinement, qui a ébranlé tellement de certitudes, aussi du monde de la culture, l’a motivée à essayer autre chose que de simplement suivre – ou pas – des propositions que lui font des metteurs en scènes de théâtre et des régisseurs de cinéma depuis sa formation à Hambourg il y a une quinzaine d’années. « Durant le confinement, j’ai ouvert tous les tiroirs chez moi », dit-elle en souriant, et elle y a trouvé plein de projets inachevés : la musique d’abord, qu’elle interprète en tant que chanteuse, mais aussi à l’accordéon, au violon, à la guitare ou au piano. « Tous ces instruments, je les joue un peu, pas vraiment en professionnelle, concède-t-elle. Mais je me suis résolue à voir le côté positif de ces failles, de valoriser le côté performatif de la musique et des textes ». Car dans ces tiroirs intimes, il y a aussi le désir d’écrire ses propres textes et projets, pour aborder les sujets qui lui sont chers, comme l’écologie, l’ode à la décroissance – « la liberté de n’avoir besoin de rien est le plus grand luxe » –, le vivre-ensemble ou le féminisme. Et elle peint, depuis toujours – comme sa mère, artiste-peintre. En plus de cette créativité foisonnante, Fabienne Hollwege est mère de deux enfants de cinq et neuf ans, qu’elle encourage à jouer le plus possible, comme elle l’a fait avec les enfants qui ont participé à son workshop Beweg (dich) etwas !, qu’elle a proposé l’année dernière dans le cadre de sa résidence au Mierscher Kulturhaus.

Qu’elle ait atterri à Mersch il y a deux ans était un de ces hasards qui font la vie. Fabienne Elaine Hollwege est moitié allemande, moitié luxembourgeoise – dont elle pratique la langue à merveille, et l’a transmise à ses enfants (« je parle luxembourgeois aux bébés et aux animaux », sourit-elle). Mais elle a quitté le grand-duché quand elle avait dix ans, en 1991, puis elle a fait sa formation à Hambourg, a intégré l’ensemble de Stuttgart (un carcan trop contraignant pour elle), puis vécu durant dix ans à Berlin. Des raisons privées et une opportunité ont fait qu’elle a finalement atterri à Mersch, immédiatement intégrée au programme du Kulturhaus local par le nouveau directeur Claude Mangen.

Mais on l’avait forcément sur le radar depuis un moment, cette fine silhouette au regard ouvert sur des yeux clairs (« vert-gris » précise son profil professionnel). Des yeux qui expriment toujours un mélange de curiosité et de rêverie mélancolique. Elle est venue au théâtre au Luxembourg lorsque, décidée après Stuttgart à s’établir en indépendante, elle chercha des engagements et passa par des auditions. La rencontre avec Stefan Maurer, avec lequel elle travaillera ensuite au Théâtre national et au Kasemattentheater, et celle avec Charles Muller, alors directeur du Escher Theater, furent décisives pour elle. En 2008, Muller lui offre un monologue, Anne Frank : Das Tagebuch, qui la révèle au grand public. Elle n’a cessé de jouer cette pièce, souvent en collaboration avec le Zentrum fir politesch Bildung (ZPB), trouvant toujours de nouveaux faits réels à intégrer dans le spectacle, le racisme et la xénophobie ne semblent jamais s’arrêter. On l’a vue forte aux côtés de Steve Karier dans Das Interview de Theo Van Gogh, mis en scène par Pol Cruchten au Kasemattentheater, et fragile dans Eng nei Zäit, le film de Christophe Wagner sur les années d’après-guerre. Elle a surpris en poufiasse dans Baby(a)lone de Donato Rotunno et toute en légèreté en Joffer Lamesch, la secrétaire aguicheuse de Charel Kuddel (Änder Jung) dans Superjhemp Retörns de Félix Koch ; on l’a retrouvée dans la série Zëmmer ze verlounen sur RTL et dans le rôle principal du clip pour Program, un titre du musicien électro Ryvage. « J’adore ça, travailler avec des jeunes, aussi avec les étudiants en cinéma : j’aime cet échange, le fait de pouvoir développer un rôle ensemble en discutant ».

On relance la question sur ce qui a changé avec le Covid-19 ? « Je crois que nous nous sommes vraiment rendus compte de quel trésor constitue le théâtre en tant que lieu d’échange ouvert avec le public. Ce trésor, rien ne le remplacera », de cela, Fabienne Elaine Hollwege est sûre et certaine. Son cheminement personnel l’a menée vers une plus grande liberté formelle, vers la recherche des ruptures et des cassures qui font avancer le schmilblick. Vers la certitude aussi qu’il faut chercher le regard du spectateur, briser le quatrième mur, laisser de la place pour l’incertitude. « Oui, la proximité avec le public est compromise actuellement et probablement pour un certain temps encore. Mais il y a des moyens de jouer avec cette nouvelle donne de manière créative. »

Ce qui manque au Luxembourg, de cela elle s’est rendue compte plusieurs fois déjà, ce sont les lieux pour créer librement, essayer, répéter – et le droit d’échouer. Ici, les théâtres ont certes des salles de répétitions – mais elles sont toujours destinées à produire, produire, produire, avec obligation de résultat. Ce qu’elle cherche, et en cela, Fabienne Elaine Hollwege rejoint beaucoup de ses pairs, ce seraient des espaces libres où les artistes puissent expérimenter, comme dans un laboratoire – nombreux à Berlin et dans d’autres capitales. C’est l’idée du « tiers-lieu » dont profiteront des collectifs eschois comme Independent Little Lies au Bâtiment IV à Esch-Schifflange.

Et puis elle aimerait développer ses propres projets de spectacles, d’expositions, de soirées de chansons (comme avec le Trio Dora pour la soirée Von ewiger Liebe, basée sur des textes de Clara Schumann, la saison dernière à Mersch aussi) ou de cabaret. Après avoir joué dans Disco Dementia de Linda Bonvini (2018), produit par Maskénada, Fabienne s’est attachée au collectif itinérant, envisage de travailler avec eux. « C’est de notre responsabilité d’artistes de parler des grands sujets de notre époque et d’affronter nos peurs collectives », estime-t-elle. Et de se référer à ce texte de Max Reinhardt, Rede über den Schauspieler de 1928, dans lequel il regrette que nous trouvions normal d’entraîner notre corps par de la musculation, « aber unsere seelischen Organe, die doch für eine lebenslängliche Arbeit geschaffen sind, bleiben ungebraucht, untrainiert und verlieren daher mit der Zeit ihre Leistungsfähigkeit ». Ou, en le reformulant autrement, Fabienne Hollwege est persuadée : « Par ce qui nous limite maintenant, la soif d’échange et de ressenti du live ne devienne que plus urgente. » Il ne faudra surtout pas retomber dans les automatismes d’avant le Covid-19, ne pas se retrouver dans les mêmes arcanes stressants de la production exacerbée. Mais faire une pause, discuter du théâtre, de ce qu’il représente et ce qui le rend si vital. Reconquérir la liberté du jeu qu’on a tous enfants. Mais que l’éducation et le travail ont étouffée. Pour l’action Live aus der Stuff ou sur les réseaux sociaux, Fabienne Elaine Hollwege sort l’accordéon pour chanter sa liberté. À presque quarante ans, elle n’a pas d’âge et elle a tous les âges.

josée hansen
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