Cinémasteak

Douce sœur

d'Lëtzebuerger Land du 29.04.2022

Loufoque, poétique, et donc étrangement scandaleux, Sweetie, le premier long-métrage de Jane Campion pour le cinéma (1989) accéda d’emblée à la sélection officielle du 42e Festival de Cannes. Une jeune réalisatrice venue de Nouvelle-Zélande était née. Avant de se voir décerner, quatre années plus tard, la Palme d’or pour La leçon de piano (1993). Pour la première fois dans l’histoire du festival, une femme obtenait cette prestigieuse récompense. Une carrière fulgurante remarquée dès ses débuts dans le court-métrage, à laquelle la Cinémathèque de Luxembourg rend hommage en entamant en mai une importante rétrospective de ses films.

Dans Sweetie, Campion s’attaque à l’un de ses thèmes de prédilection : la cellule familiale comme nœud de tensions, comme édifice pouvant s’écrouler à tout moment. En son centre gravitent des héroïnes dont la caméra épouse avec subtilité le regard. Car le cinéma de Campion est résolument féminin, tournant autour de muses singulières dans lesquelles la cinéaste se reconnaît et avec lesquelles elle traite du désir, de la sexualité, de la quête de soi, de la solitude... Ainsi de l’injustement méconnu Two Friends (1986), réalisé pour la télévision, qui annonce à bien des égards Sweetie. Les deux films sont en effet unis par une inconciliable sororité : deux amies dans Two Friends cohabitant sous le même toit, deux sœurs qui se détestent dans Sweetie. Difficile de trouver duo plus contrasté que celui formé par la frêle et impassible Kay, qui contient ses émotions et cultive ses phobies, et l’exubérante et sensuelle Dawn, dite Sweetie (incroyable Genevieve Lemon), ouragan qui détruit tout sur son passage. Entre les deux, point d’unité possible et l’apparition de l’une ne peut en passer que par la disparition de l’autre…

Déroutant autant par son sujet que par sa forme, Sweetie cultive volontiers l’anormalité. Car la jeune Sweetie, dont le comportement féroce et imprévisible est tout sauf doux ou sucré, se berce d’illusions sur son talent pour le music-hall. Bloquée à un stade infantile, elle évolue dans une réalité parallèle, celle d’une reine dans son « palais des merveilles » que son père, épris d’elle, lui a échafaudé, l’encourageant dans sa folie. Inadaptée au monde, elle vit telle une parasite sur le dos de sa famille dont elle empoisonne irrémédiablement les relations. Mais sa sœur Kay est également placée sous le sceau de la marginalité, et ce dès le début du film, alors qu’elle est la risée de ses collègues. N’hésitant pas à se réfugier dans la superstition et la voyance, Kay est terrassée par une phobie bien particulière : les arbres lui inspirent une insurmontable terreur, et la vision de leurs racines un sentiment d’effroi nauséeux. Cette phobie, que Campion restitue dans un vocabulaire onirique et étrange digne de Lynch, incarne métaphoriquement l’incapacité de Kay à déployer son être librement, comme à porter son héritage familial.

Dans un style sophistiqué et élégant, Campion, qui affirme son admiration pour l’expérimentation photographique, multiplie les angles de vue audacieux pour interroger notre rapport à la norme et à ce qui la défie. L’ombre de Kubrick plane sur ses compositions, si souvent décadrées. La construction narrative du film, déroutante et insolite, contribue elle aussi à faire exploser les cadres sociaux, en témoigne la perplexité avec laquelle le film fut parfois reçu à sa sortie. Comme si la folie n’était finalement qu’un prétexte pour transgresser les conventions cinématographiques. Au risque, peut-être, que le spectateur refuse – ou ne parvienne pas – à s’identifier pleinement à ses personnages excentriques.

Sweetie (Australie, 1989), vostf, 98’, est présenté mardi 3 mai à 20h30 à la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg

Loïc Millot
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