Le tube de notre jeunesse

d'Lëtzebuerger Land du 03.03.2023

Comment se rend-on compte que le temps passe ? Une personne qui se lève pour vous céder sa place dans le bus, une nouvelle ride au coin des yeux découverte le matin devant sa glace, la nostalgie qui vous étreint en tombant sur une boîte à chaussures pleine de vieilles photographies jaunies, ou la taille si ridiculement minuscule des vêtements que portaient encore vos enfants il y a cinq ans emballés pour l’opération périodique de rangement des garde-robes de la maison ne rivaliseront jamais avec ce redoutable témoin des années passées sans que l’on s’en aperçoive : le tube de harissa qui traîne dans votre réfrigérateur.

L’avantage de la harissa c’est qu’on imagine assez mal milieu plus hostile pour le développement d’une quelconque forme de vie : un tube métallique hermétiquement vissé, renfermant un contenu composé à 90 pour cent de piments séchés au soleil, concentrés, puis mélangés avec quelques épices et du jus de citron. Autant dire que les bactéries et moisissures ont autant de chances de s’y développer que de la végétation sur la Place de Paris. D’ailleurs, la date limite figurant sur l’emballage précise qu’elle ne concerne qu’une utilisation « optimale ». Rien n’interdit donc de consommer le produit après celle-ci. Voire longtemps après. Il est probable que le seul intérêt de cette indication soit de permettre, dans une dizaine ou une centaine d’années, de pouvoir approximativement dater l’acquisition du tube jaune, qui nous avait semblé tellement indispensable le jour où nous avions décidé de préparer un couscous maison pour la première fois. Depuis lors, à moins de vous être découvert une irrépressible passion pour la cuisine nord-africaine ou levantine, il est probable que vous n’ayez jamais terminé ce tube de 150 grammes, qui vous aura suivi au fil de vos déménagements, et aura connu les portes des différents réfrigérateurs qui se sont succédés dans votre cuisine, au fur et à mesure du changement de taille de votre foyer et des déconvenues électroménagères auxquelles l’obsolescence programmée condamne l’homme moderne.

L’usage modéré de ce condiment lui assure une durée de vie propice à en faire le compagnon de toute une existence. En effet, bien que garanti sans gluten, sans bisphénol, sans OGM, sans allergène, végan, halal et même certifié ISO 9001 (c’est inscrit sur la boîte), et malgré son tarif incroyablement bon marché, cet aliment ne constitue probablement pas la base de votre alimentation. Une petite noisette diluée dans une ou deux cuillères de bouillon suffit à donner la petite touche de chaleur qui permet de passer une soirée torride sans doubler sa note de gaz. Même bien entamé, d’ailleurs, tel un tube de dentifrice duquel il est toujours possible de faire sortir de quoi se brosser les dents, il y a fort à parier qu’un dernier tour à la base du tube, ou une pression un peu plus appuyée, permette toujours d’extirper de quoi pimenter suffisamment une préparation.

En octobre dernier, le Daily Star avait comparé la longévité du mandat de Liz Truss à la durée de vie d’une laitue. Le légume avait gagné, ce qui force à une certaine humilité. Malgré les progrès de la science, il n’est pas encore dit que l’allongement de nos espérances de vie nous permette de connaître cet accomplissement personnel qui consisterait à terminer un tube de harissa. Alors, dans la mesure où les fabricants ne font pas faillite, comment sont écoulées les quelques milliers de tonnes annuelles produites par la Tunisie ? Comme il semble quand même peu probable que quiconque en étale sur ses tartines le matin pour les tremper dans son café, c’est certainement notre consommation trop modérée qui nous amène à conserver pendant des années du piment en tube, ou à laisser se former des croûtes sur le goulot des bouteilles de Tabasco.

L’Unesco lui-même s’est dernièrement intéressé à cette question. Comment définit-on le patrimoine ? Comme ce qui est considéré comme une propriété transmise par nos ancêtres… Or, en décembre 2022, la harissa a été inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, aux côtés de l’eau-de-vie traditionnelle de prunes serbe (la šljivovica) ou le rhum cubain. Autant de choses qu’il faut consommer avec modération, et qui n’auront pas de peine à se conserver !

Cyril B.
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