Successions et fonds d’artistes

« Der Künstler stirbt einmal »

d'Lëtzebuerger Land vom 20.05.2016

Le constat évoqué dans le titre, somme toute banal, on l’attribue au poète allemand Gottfried Benn. Au-delà de sa trivialité douloureuse, toutefois, et c’est le sens qu’il a, il soulève un problème, celui de la succession, ou de l’héritage, qui se pose tout différemment de ce qu’il en est dans la vie normale, dans celle des gens qu’on a l’habitude de qualifier comme tels. L’œuvre d’un artiste, il s’agit en l’occurrence en premier de l’artiste plasticien, l’ensemble de son œuvre, ça prend de la place, qu’en faire. Les musées ne sont guère là, faute d’espace justement, pour tout récupérer, indépendamment une fois de la valeur. Les galeries, elles, ont d’autres préoccupations que cette conservation. Et le fonds, il faut en plus, c’est primordial, qu’il continue à vivre.

Des artistes, prévoyants, s’en (pré)occupent de leur vivant, des voies ou des moyens existent, associations, fondations, très heureux ceux qui ont la chance d’un musée qui leur est consacré (ou qu’ils ont initié eux-mêmes). Il y a en plus les dations et donations. La France n’est pas mal dotée d’instruments, l’Allemagne non plus, comme l’ont montré tout récemment des symposiums, à Berlin, à Bonn, pour recueillir, et assurer une pérennité aux Künstlernachlässe, le mot allemand dit parfaitement les choses, mieux qu’une traduction. Peu importe d’autre part la réponse que l’artiste, ceux qui auront à en décider, pourront donner à la question de savoir s’il vaut mieux laisser l’œuvre entier ou lui donner dans la dispersion une plus grande diffusion et accessibilité.

1 À remonter aux toutes premières initiatives, on trouve du côté allemand, mieux documenté notamment par le BBK, Bundesverband Bildender Künstlerinnen und Künstler, l’académie des arts de Berlin, les archives du musée national de Nuremberg, et plus près de nous, dans le temps comme dans l’espace, la fondation Kunstfonds à l’abbaye Brauweiler, à Pulheim, proche de Cologne. Et de suite une distinction s’impose, entre les deux premières institutions, comme il est facile de le lire dans le nom même de l’une d’entre elles, qui réunissent et conservent des documents, et Brauweiler, qui à partir de 2010, date de sa création, abrite également des œuvres, pour le moment, venant de 34 fonds qui lui sont confiés. D’autres endroits font de même, le BBK a compté 31 Lagerstätten, disons réserves, dont deux seulement dépassent les 2 000 mètres carrés.

Oui, les choses ne sont évidemment pas les mêmes pour les arts plastiques que pour la littérature (ou la musique). Ces dernières ont certes aussi besoin de place, mais comme elle peut sembler modeste (de plus en plus avec la digitalisation) par rapport à ce qu’il faut pour stocker (et dans de bonnes conditions) des tableaux, pour ne pas parler même des sculptures. Dans notre pays, il existe le Centre national de littérature, à Mersch, lieu devenu indispensable, pas de recherche digne de ce nom sans la possibilité de recours à ses dépôts, et combien d’écrivains y ont mis à l’abri leurs œuvres, leurs documents, avant il y avait eu bien sûr la Bibliothèque nationale.

À défaut d’un Brauweiler luxembourgeois, il y a nécessité quand même, voire urgence, d’un centre de documentation ; il n’existe rien aujourd’hui, et par conséquent pas de véritable recherche en matière d’histoire de l’art, même si ce n’en est pas la seule raison bien sûr. Comme pour ce qui est obligatoire pour les livres et leur dépôt, tous les catalogues d’expositions par exemple devraient y être remis, et son bon fonctionnement (avec le personnel nécessaire) garantirait très vite que les artistes iraient plus loin, confieraient toutes sortes de papiers concernant leur œuvre. À Nuremberg, depuis 1964, on est monté jusqu’à 1 400 fonds, et ça fait deux kilomètres et demi de rayonnage. Où l’on trouve même des échantillons de tissu du Wrapped Reichstag de Christo et de Jeanne-Claude. En dehors de la normalité : « Der Schwerpunkt liegt auf schriftlichem Archivgut wie persönlichen Dokumenten, Korrespondenzen und Unterlagen zum beruflichen bzw. Künstlerischen Leben von Malern, Bildhauern, Grafikern, Fotografen, Architekten, Kunstwissenschaftlern, Kunstsammlern und Kunstinstitutionen. »

2 Il est des exceptions dans le contexte luxembourgeois, il faut cependant passer les frontières. Ainsi, Théo Kerg a son propre musée, depuis 1989, qui abrite une fondation à son nom, à Schriesheim, dans la vieille ville et une maison à colombages, en Bade-Wurtemberg, dans le district de Karlsruhe ; et la municipalité en a confié l’administration au Kulturkreis Schriesheim e. V. Sur trois étages, son œuvre y est déployé, à quoi il faut ajouter des expositions temporaires, deux par an, d’autres artistes. Ce fut peu d’années avant sa mort, la décision de Théo Kerg lui-même de choisir cette solution pour son œuvre. Lucien Wercollier avait envisagé d’agir de même, seulement, la mort l’a ravi, avant que son souhait d’une fondation ne fût réalisé.

Par contre, un Roger Bertemes n’avait guère se souci à se faire ; l’un de ses fils est sur le terrain et est bien placé (et plein de volonté) pour assurer la pérennité de l’œuvre. Ou du moins pour contribuer à ce que Heinrich Böll a justement associé à la condition d’artiste : « der Wunsch, diesem unendlichen Ozean von Vergänglichkeit einen freundlichen oder zornigen Fetzen Dauer zu entreissen ».

Il arrive que les circonstances donnent à la question du Künstlernachlass une note particulière, de gravité, quelque chose de tragique. Pas besoin de rappeler l’accident d’avion qui a coûté la vie de Michel Majerus. Alors que malgré sa jeunesse, l’artiste laissait derrière lui un œuvre des plus importants, à tous les points de vue, qualité, valeur, quantité. Ensemble, surmontant la douleur, la famille et la galerie neugerriemschneider (de Berlin, lieu de travail de l’artiste) ont créé le Michel Majerus Estate où au départ tout se trouvait rassemblé, il compte dans les 700 à 800 œuvres, avec la possibilité de vendre tels tableaux, à des musées, des collectionneurs, façon de ne pas figer les choses, de prendre soin de la diffusion, de la vie même de l’œuvre. Et un représentant en Amérique est là pour aller dans le même sens. Un Werkverzeichnis, inventaire, répertoire, voir plus haut pour la traduction, est envisagé, mis en chantier ; le matériau, en tout cas, existe, et il s’agira d’un instrument de travail indispensable.

Bien plus, l’atelier de Michel Majerus, à Berlin, Knaackstrasse 12, a été maintenu, des expositions y sont à espace régulier présentées, dans le dialogue d’œuvres de l’artiste luxembourgeois avec des amis ou artistes proches dans l’esprit. Comme en ce moment, dans What’s my name, où les noms ou signatures comme sujet pictural affirment l’identité et assoient l’assurance des auteurs en question : outre Michel Majerus, Josh Smith, Ida Ekblad, Karl Holmqvist (à qui a été emprunté le titre) et Judith Bernstein. On ne peut mieux conclure au sujet de l’intention même des Künstlernachlässe.

Lucien Kayser
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