Du rôle des artistes et intellectuels dans la société luxembourgeoise

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d'Lëtzebuerger Land du 20.05.2016

Dans un monde complètement désorienté, où les citoyens manquent de convictions politiques et idéologiques, où les réseaux sociaux sont des amplificateurs de ce brouhaha du monde, n’est-il pas normal que les artistes et intellectuels soient eux aussi perplexes ? Comment se fait-il qu’il n’y ait plus de contre-culture, de voix dissonantes, de subversion, pas d’intellectuel qui propose une lecture radicalement différente des réformes sociétales, revendique une autre politique migratoire ou mette en garde de manière plus claire devant l’obsession sécuritaire ? À part quelques historiens ou juristes, on n’entend guère les enseignants-chercheurs de l’Université du Luxembourg s’impliquer dans le débat public, occupés qu’ils sont à faire des demandes de subventions pour leurs programmes de recherche ou à améliorer le classement de leur institut dans quelque benchmarking international.

Dans un livre remarquable, le philosophe canadien Alain Deneault résume cet attentisme, cette Médiocratie actuelle comme « l’ordre politique de l’extrême centre » : « La médiocratie nous incite de toute part à sommeiller dans la pensée, à considérer comme inévitable ce qui se révèle inacceptable et comme nécessaire ce qui est révoltant. Elle nous idiotifie ». Et de décrire l’ascension des médiocres grâce aux réseaux tissés avec d’autres médiocres, par un système de retours d’ascenseur très efficace. S’il s’en prend surtout aux universités et au monde de la finance, les artistes n’échappent pas à la critique d’Alain Deneault. Forcé, selon lui, de travailler en fonction des finalités du marché ou impliqué dans la politique officielle, l’artiste serait « un moteur d’uniformisation » ou un « travailleur social de la vie collective », mobilisé pour « dépolitiser [des événements politiques / accidents] par d’innombrables concerts-bénéfices et déclarations de soutien ».

La médiocratie Appliquons les thèses d’Alain Deneault au Luxembourg : Depuis l’arrivée au pouvoir, en décembre 2013, de la coalition DP/LSAP/Verts, plus ou moins de centre-gauche, l’intelligentsia et les artistes locaux sont complètement déboussolés. Faut-il applaudir l’accord de coalition dans le domaine de la culture ? Les Assises culturelles, le Plan de développement culturel, la nouvelle transparence dans la politique de financement des projets culturels sont-ils des preuves d’une politique engagée pour la chose culturelle ? Personne pour critiquer l’idéologie libérale qui sous-tend la politique du gouvernement, le « anything goes » où tout se vaut. Sans les faux-pas et les maladresses de Maggy Nagel, mal à l’aise dans un milieu qui la méprisait, il n’y aurait eu aucun débat sur la culture officielle. Aujourd’hui, le duo Xavier Bettel / Guy Arendt essaie de sauver la mise en étant partout, en soutenant tout, en érigeant la maxime de Jacques Martin du « tout le monde a gagné » en ligne de conduite. Xavier Bettel a même rayé le mot « moche » de son vocabulaire, dit-il. François Hollande n’avait-il pas expliqué à Fleur Pellerin qu’une ministre de la Culture, c’est présent partout et ça trouve tout intéressant ? Depuis, la scène culturelle semble apaisée, enthousiasmée, voire anesthésiée. Pourtant, sans contre-culture, sans ce scepticisme naturel que devrait avoir tout artiste ou intellectuel vis-à-vis du pouvoir politique, économique et/ou institutionnel, une société s’endort. En adhérant au discours officiel, qui vient de décréter que l’art a une mission intégrative et de civilisation – voire de lutter contre les extrémismes – les artistes deviennent des communicateurs, comme de vulgaires publicitaires (en moins cher).

Le cinéma en est un exemple flagrant. Avec Guy Daleiden en directeur, ami de parti de Xavier Bettel, le Film Fund jouit de toute la confiance du Premier ministre et a une liberté d’action totale, inouïe. Dynamique, il développe de nouvelles initiatives, comme le financement des séries de soap-operas ou de documentaires pour le compte de RTL Télé Lëtzebuerg, des débats participatifs comme les Assises du cinéma, des fêtes d’auto-célébration comme le Filmpräis, dialogue avec toutes les corporations, des acteurs aux producteurs, en passant par les auteurs, les réalisateurs ou les techniciens, pour que tout le monde soit content. Et tout le monde est content. Les créatifs font preuve d’une rare servilité, satisfaits de pouvoir réaliser leurs films, financés à cent pour cent par la main publique, sans contre-partie, sans engagement de leur part. Enfin, si. La contre-partie est leur satisfaction, à afficher en public s’il-vous-plaît. Or, il y a un problème : les films sont produits, passent quelques semaines au cinéma, et peu de gens vont les voir. 12 000 spectateurs pour les blockbusters, peut-être 20 000 pour les films vraiment populaires, contre un investissement de jusqu’à trois millions d’euros d’argent public. La critique est quasi inexistante, les quelques thuriféraires du cinéma national sont souvent également économiquement liés à la production ; prendre une position plus distante, analytique, implique une mise au ban par la profession.

Alors bien sûr, la qualité ou la pertinence d’un film ne se mesure pas au nombre de spectateurs, loin de là. Mais ne pas en discuter du tout, ne pas regarder de temps à autre ce qu’on produit, simplement se satisfaire du fait qu’on produise des films à la chaîne pour les produire – ou pour satisfaire la politique du gouvernement voulant prouver que le Luxembourg n’est pas qu’une méchante niche dans l’audiovisuel qui aide RTL à contourner les législations nationales qui demanderaient que la chaîne investisse dans la production audiovisuelle des pays où elle diffuse, mais que le grand-duché est aussi un fier pays producteur de contenus – est une grave erreur. Or, même ça ne suffit pas aux producteurs, Nicolas Steil venant de lancer, à Cannes, encore un appel au gouvernement que les 33 millions d’euros annuels investis par l’État avaient eu un effet d’appel d’air et que le nombre de sociétés de production avait augmenté d’un tiers, de sorte que les parts par producteur avaient diminué. Ben oui, cela s’appelle concurrence internationale : si le nombre de projets soumis au comité de sélection du Film Fund augmente, il pourra forcément choisir selon des critères de qualité plus rigoureux. Comment argumenter en faveur d’un protectionnisme national (surtout en faveur des producteurs de coproductions internationales) ?

L’Altérité S’il y a un sujet de prédilection des artistes, c’est l’Altérité, la compréhension de tout ce qui est différent, la tolérance. En cela, les artistes luxembourgeois ont été exemplaires ces derniers temps, chacun y allant de son projet en faveur (ou avec) des demandeurs de protection internationale. Partager et accueillir devrait être, serait-on tenté de dire, la chose la plus évidente qui soit. Mais combien de ces initiatives ont été insufflées par l’appel à projets Mateneen de l’Œuvre nationale de secours grande-duchesse Charlotte et les dix millions d’euros à distribuer ? Alors ces projets de théâtre, de cinéma, d’ateliers et workshops, tous participent bien sûr d’une meilleure intégration et d’une meilleure compréhension des autochtones pour les réfugiés et vice-versa. Mais l’idéologie de la plupart de ces projets se limite à promouvoir ce que les Allemands appellent la Willkommenskultur, aucun ne fustige les conditions d’accueil souvent désastreuses (vivre avec 25 euros par mois dans des foyers vétustes), aucun les raisons géostratégiques de leur fuite ou les politiques européennes d’exclusion aux frontières de la forteresse Europe. Les discours sur ces projets ne sont alors pas critiques, rationnels, ne concernent ni l’esthétique, ni la forme, ni l’idéologie – la prise d’otage émotionnelle semble en être le seul moyen stylistique. L’empathie remplace le discours, le charity business se déguise en art, ces « parangons de la bonne conscience » (Deneault) mettent en évidence leur supériorité morale et la documentent par des selfies, ne cherchent pas les raisons des misères du monde mais les constatent, impuissants. La pitié est le pire des sentiments, elle chasse des valeurs comme le droit à l’autodétermination des migrants. L’ancien dissident chinois Ai Wei Wei est devenu la parodie de cette attitude.

L’artiste servile Mais le plus révoltant, c’est la servilité des artistes dans la politique officielle. Le gouvernement veut faire du nation branding pour se défaire de l’image désastreuse de paradis fiscal qu’il a toujours sur le plan international, merci Luxleaks et Panama Papers ? Les artistes répondent présents pour participer au Créathon – soit un brainstorming pour trouver les côtés positifs du pays à valoriser par l’Office national du tourisme et les campagnes officielles, tout cela gratuitement, alors que les agences de publicité devraient être payées. Le ministère de la Culture est désemparé dans le domaine de la politique culturelle, ne sait pas comment reconquérir cet électorat convoité ? Les artistes sont là pour des table-rondes de réflexion sur ce qu’il faut inscrire dans le Plan de développement culturel (ils ont échappé de peu aux jeux de rôles). Mais en se laissant ainsi embarquer, les artistes abandonnent leur indépendance, laissent leur devoir subversif au vestiaire.

L’argent Alors bien sûr, un artiste, ça doit vivre aussi. Peut-on leur en vouloir de faire des projets plaisants, décoratifs et inoffensifs pour les concours du un pour cent culturel, de se taire en public lorsque parlent les curateurs et décideurs institutionnels, de faire des films si le Casino veut des films pour sa BlackBox et d’applaudir ostensiblement tous les discours officiels des directeurs de musée, ministres et responsables administratifs ? Il y a plus d’un demi-siècle déjà, Camus avait appelé cet « embarquement » des artistes et intellectuels « service militaire obligatoire ». Dépendant du pouvoir, ils n’hésitent pas à chanter devant le ministre des Finances allemand, à aller chercher des médailles attribuées par le grand-duc, à participer à toutes les sauteries organisées pour la fête nationale ou une quelconque autre occasion officielle. Autrefois, on aurait appelé cet art officiel et affirmatif corrompu. Les institutions culturelles jouent un rôle néfaste dans ce domaine, étant toujours en demande d’artistes autochtones (par intérêt politique) et valorisant donc souvent des créateurs qui sont tout juste des amateurs éclairés.

Or, l’art est inutile, gratuit. Il n’a pas de finalité, pas de but, pas de mission. Il ne doit pas défendre la couronne, ne pas servir un quelconque gouvernement, il ne doit pas promouvoir le pays ni « déradicaliser » les jeunes. Pour cela, il y a d’autres métiers, d’autres institutions : des enseignants, des éducateurs, des assistants sociaux, des psychologues, voire les forces de l’ordre... L’art est. Il ne sert personne et ne sert à rien, sinon à voir, entendre, penser le monde autrement. Il serait temps qu’il se libère à nouveau au Luxembourg.

Alain Deneault : La médiocratie ; Lux Editeur, Québec, 2015.
josée hansen
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