Le Centre national de littérature publie un remarquable livre sur la vie intellectuelle sous l’Occupation

E gudde Lëtzebuerger

d'Lëtzebuerger Land vom 04.09.2020

Sur les dix dernières années, le Centre national de littérature (CNL) s’est imposé comme le plus prolifique producteur d’études historiques et littéraires au Luxembourg. Au point d’éclipser l’Université du Luxembourg et son richement doté Centre pour l’histoire contemporaine et digitale, qui privilégie désormais les expositions virtuelles en partenariat public-privé, comme récemment avec la BGL ou la Poste. La petite et soudée équipe de Mersch (qui dispose d’un budget annuel de 2,5 millions d’euros) semble avoir été entraînée par l’enthousiasme de Claude D. Conter, son directeur depuis 2012 qui vient de prendre la tête de la Bibliothèque nationale (budget : 16,5 millions d’euros), un poste prestigieux qu’il a accepté presque malgré lui après le désistement de Joanne Goebbels. Étant donné la charge de travail administrative qui l’attend, le catalogue de l’exposition Luxemburg und der Zweite Weltkrieg – Literarisch-intellektuelles Leben zwischen Machtergreifung und Epuration sera probablement sa dernière publication pour un certain temps. Quant au CNL, il est actuellement dirigé à titre intérimaire par Pierre Marson, et ceci jusqu’à la fin septembre ; la procédure de recrutement d’un nouveau directeur serait en cours, entend-on du côté du ministère de la Culture.

Le catalogue d’exposition apparaît d’ores et déjà comme la nouvelle référence sur les milieux culturels et intellectuels durant l’Occupation. Les neuf contributions (à une exception près, toutes produites in-house) cumulent à presque 600 pages grand format. De par son format et son poids, ce n’est donc pas un livre à lire dans le train ou sur la terrasse d’un café. (Une barrière d’accès à laquelle s’ajoute le tic, typique des historiens luxembourgeois, de citer les documents in extenso ; ce qui, dans le cas présent, signifie que le lecteur déguste à longueur de page un illisible amas de pédanterie bureaucratique et d’hystérie völkisch.) Au Luxembourg, un bouquin d’histoire prend trop souvent la forme d’un « beau livre », un objet de déco conçu pour être vu sur la table de salon plutôt que d’être lu sur le canapé. En 2013, Danièle Fonck et Alvin Sold avaient poussé cette logique du prestige à l’absurde en publiant un coffret de cinq volumes sur l’histoire du Tageblatt, un monument que quasi-personne n’aura jamais lu.

Les très riches illustrations de la dernière publication du CNL justifient en partie le format et le prix (45 euros). Alors qu’on pensait avoir vu et revu toute l’iconographie de l’Occupation, les chercheurs de Mersch ont investi des mois de travail à passer les archives au peigne fin. Ils ont dégotté des photos, premières de couverture, flyers et autres documents inédits. Résultat de quatre années de recherche, le recueil reste pourtant assez épars, tant au niveau méthodologique que thématique. À leur pavé, les auteurs ne donnent que quatre pages d’introduction dans lesquelles ils notent, presque paresseusement, que leurs recherches ne seraient que des pierres apportées à une histoire qui resterait à être écrite. De plain-pied, on entre donc dans le vif du sujet, sans que celui-ci ne soit, un tant soit peu, conceptualisé ou problématisé en amont.

Dans sa contribution, Claude D. Conter relate la création d’un dense réseau de « Volksbüchereien » censées apporter l’idéologie du Volkstum jusque dans le moindre bourg. En quelques mois, émerge ainsi un nouveau paysage bibliothécaire doté 46 relais locaux, de Troisvierges à Differdange, de Redange à Grevenmacher. Alors que les livres confisqués s’empilaient par centaines de milliers à la Ville Louvigny, les nazis proposaient aux Luxembourgeois leur « gutes deutsches Buch ». Or, aux écrits de propagande, les lecteurs préféraient l’escapisme, ils empruntaient donc des romans de divertissement et de voyage. Dans son rapport de 1942, la Volksbücherei de Clervaux écrit que « Bücher über Geschichte und Weltanschuung [nationale-socialiste] wurden hauptsächlich von Beamten gelesen ».

L’intellectuel de gauche Marc Limpach, qui combine son day job à la CSSF avec une activité d’acteur et des recherches historiques, tire le portrait de deux hauts fonctionnaires nazis : Albert Perizonius et Richard Hengst, jusque-là deux illustres inconnus de l’Occupation. En décembre 42, Richard Hengst, nommé « Oberbürgermeister » de la Ville de Luxembourg, transformera le rez-de-chaussée du Palais grand-ducal en club privé de la « Kameradschaft der Kunstschaffenden ». Six soirs par semaine, le palais hébergeait ainsi les beuveries des « intellectuels » völkisch et des artistes qui avaient leurs faveurs. Hengst sera finalement démis de ses fonctions. L’« affaire du jambon » l’avait fait tomber : Il était accusé de s’être servi en « Vorderschinken, Rollschinken, Kinnbacken, Schmals und Räucherspeck », en enfreignant les règles d’approvisionnement en vigueur. Après la guerre, Hengst poursuivra sa carrière dans la fonction publique allemande en Basse-Saxe où une maison de retraite et de soins gérée par la Croix Rouge porte toujours son nom.

L’angliciste et romaniste Sandra Schmit s’est chargée d’un sujet potentiellement explosif. Elle a décortiqué deux gigantesques corpus littéraires publiés en 1945/46 : les témoignages de anciens détenus des KZ d’un côté, ceux des enrôlés de forces de l’autre. La parole des Juifs luxembourgeois, rescapés des camps d’extermination, est en revanche quasi-absente ; c’est que, explique Schmit, les premiers témoignages écrits n’ont émergé qu’à partir des années 1970, notamment recueillis par Paul Cerf, un journaliste longtemps traité avec condescendance par les historiens.

Cumulés, les mémoires des enrôlés de force, édités souvent à compte d’auteur, doivent bien représenter des dizaines de milliers de pages. Or, ces récits sont étrangement plats, convenus. Surtout, ils se ressemblent : on y retrouve invariablement les mêmes motifs. Schmit n’arrive pas vraiment à percer ces narratifs, ni à identifier les stratégies discursives et les structures mentales qui s’en dégagent. Sans trop s’y attarder, elle trébuche pourtant sur la contradiction centrale qui semble traverser l’ensemble de ces textes. Sur le front de l’Est, les enrôlés de force se voyaient embarqués dans une guerre d’extermination ; pourtant une des antiennes propagées par les vétérans luxembourgeois était de n’avoir tiré que dans l’air : « Mir hunn nött dru geduecht, fir engem Russ emol nömme wölle wé’ ze din », écrit ainsi Lucien Medernach dans Dâper Jongen. L’ancien enrôlé Nicolas Scharff confiera, lui, que cet impératif moral s’avérait intenable dans la pratique. Dans Der Tod war unser Begleiter, des souvenir de guerre rédigés dès 1946 mais publiés que de manière posthume en 2002, on lit : « Ich wollte nicht schießen. Wollte nicht töten. Fragt dich der Russe, der dir plötzlich gegenübersteht, ob du schießen willst oder nicht. Ihn kümmert nur sein eigenes Leben. Der Selbsterhaltungstrieb. »

La foisonnante littérature sur l’enrôlement de force, qui a connu un boom dans les années 1980 lorsque les anciens enrôlés de force se retrouvaient à la retraite, a été produite en vase clos, souvent par des témoins pour des témoins, dans un contexte exclusivement luxembourgeois. Beaucoup y restait indicible. Ainsi elle faisait largement l’impasse sur les recherches qui se menaient à l’étranger, notamment sur les crimes commis par la Wehrmacht contre les populations civiles. On est donc pris d’un malaise quand on lit des passages dans lesquels les anciens enrôlés de force évoquent leurs jours de permission passés dans les villes-fantômes polonaises, ukrainiennes ou biélorusses. Ils se décrivent comme touristes en uniforme allemand : un tel passe une soirée à l’opéra, un tel va au cinéma, un tel au sauna.

Plus incisive est la lecture que fait Schmit des témoignages rédigés par des anciens détenus politiques des camps. Après l’analyse de onze textes, tous écrits en 1945/46, elle relève que la forme choisie est souvent celle de l’anecdote, censée rendre tangible les conditions infernales auxquels se voyaient exposés les détenus politiques que rien n’avait préparé à l’expérience concentrationnaire. « Venant du milieu bourgeois des fonctionnaires d’État, écrit Sandra Schmit, ils étaient comme prédestinés à la victimisation par leurs codétenus criminels ». Schmit s’étonne de la fréquence avec laquelle les témoignages relatent des farces, « bei denen die gelehrten Inhaftierten eine feuerzangenbowleartige Lausbubenmentalität entwickeln ». Léon Bollendorff choisira même Komödie im KZ comme titre de ses six récits parus en 1946. Mais l’anecdote est aussi un moyen pour compenser psychologiquement le statut de victime impuissante, en soulignant la « Gewitztheit » opposée à une « brutale und geistig beschränkte Lagerführung », écrit Schmit, et cite la résistante Lily Unden qui avait évoqué « une certaine pudeur à raconter les épisodes tragiques de l’horrible drame dont on a été le vivant acteur. […] Ne vaut-il mieux narrer les petites joies, les belles émotions et les grands espoirs qui nous faisaient vivre et tenir ? »

D’autant plus que les rescapés ne s’attendaient pas forcément à trouver beaucoup d’oreilles sympathiques à leur retour. Dans son témoignange KZ Dora, le moine franciscain Henri Rock écrit d’emblée : « Dir sôt elo vleicht, matt vill âneren : ‘Du hätts solle ro’eg sin we’ de’ âner, da wir et dir gânge we’ dénen âneren’ ». Le paysan Jean Zenner écrit dans Hinzert 1943-1944 : « Einige werden um mich trauern ; andere, die ‘Klügeren’, werden ihr Sprüchlein tun : ‘Wenn man dumm genug ist…’ » Des passages qui rappellent que la Résistance avait été le fait d’une minorité que la majorité jugeait comme téméraire voire irresponsable. La nation unie dans la Résistance patriotique est une fiction inventée et propagée par la nationaliste et revanchiste l’Unio’n qui, au lendemain de la guerre, comptait soudainement 20 000 membres.

Sandra Schmit analyse cet accaparement comme une « dilution du terme ‘résistant’ au point où ce mot finissait par être synonyme de Luxembourgeois catholique et monarchiste ». Si ces clichés, avec en clef de voûte la Grande-Duchesse comme mère consolatrice de la nation, finiront par dominer la mémoire officielle de la Résistance, ils restent largement absents des récits que font dès 1945/46 les anciens détenus des camps, note Sandra Schmit. Qui finit pourtant à son tour par tomber dans le piège téléologique, quand elle conclut que les idéaux des résistants auraient contribué à « rapprocher l’Europe dans une union sans cesse plus étroite ».

Damian Kratzenberg avait lui aussi rêvé d’une Europe unie, mais sous domination allemande. Prisant le « Großreinemachen » de Hitler, le leader de la Volksdeutsche Bewegung appela dès novembre 1940 les Luxembourgeois à écouter la « voix du sang » et à remplir leur « europäische, weltgeschichtliche Kulturaufgabe » dans la lutte contre le bolchévisme. Malgré la violence de ses textes propagandistes, l’historienne Josiane Weber finit par présenter Kratzenberg, un des huit Luxembourgeois qui seront exécuté au lendemain de la guerre, comme « un bouc émissaire au sens de l’Ancien Testament » : « Ein machtloser Landesleiter wurde mit der ganzen Schuld der Kollaboration beladen und das Volk konnte sein Versöhnungswerk beginnen ».

L’historienne se base sur les témoignages donnés au procès d’épuration et qui avaient caractérisé le professeur d’allemand de « naïf » et d’« idéaliste aveuglé ». Comme une sorte de Professor Unrat, Kratzenberg aurait été un personnage tragi-comique, ridicule. Celui qui n’avait eu aucune autorité sur ses élèves se serait laissé séduire par les sirènes nazies. Des anciens dignitaires nazis appelés à la barre le décriront comme un pur élément de « décoration », un idiot utile dont le « titre pompeux » voilait à peine l’impuissance réelle. Or, en quatre ans, il avait fait une belle carrière : nommé dirigeant du VDB et directeur de son lycée. Si Kratzenberg prétendra être intervenu pour le compte de nombreuses personnes, il en a également dénoncé, surtout des profs de gauche, qui avaient été ses ennemis politiques depuis les années 1930. Par cette délation, il les exposait à la persécution, à la torture et à l’enfer des camps. Au début de l’Occupation, Pierre Biermann avait encore tenté d’appliquer les règles de distanciation sociale et les gestes barrière vis-à-vis de Kratzenberg. Dans son « Aktennotiz », on lit : « Sie nehmen es sich heraus, den Landesleiter in provokanter Form nicht zu grüssen, im Abstand von zwei Meter ».

Tête devant, Josiane Weber a plongé dans les dossiers d’épuration de 76 « écrivains » luxembourgeois, quasiment tous dilettantes, journalistes, professeurs et instituteurs dans la vie civile. Elle tire le bilan : vingt écrivains auraient directement souffert de l’Occupation nazie (dix déportés, sept « umgesiedelt » et trois licenciés), tandis que onze pourraient été considérés comme collaborateurs. La majorité, soit 27 écrivains, aurait oscillé entre « adaptation et assimilation ». Ils se seraient comporté « de manière discrète » dans l’espoir de survivre sans accrocs majeurs. Josiane Weber s’improvise comptable de la culpabilité. Or, face à des témoignages à charge et à décharge, elle échoue par moments dans ses ambitions de départager « nazis convaincus » (« wirklicher Kollaborateur ») et « bons patriotes » (collaborant pour des raisons « tactiques »).

Weber livre également le triste épilogue de Pol Michels dont on connaissait surtout la jeunesse. Au début des années 1920, il avait été un jeune littéraire gauchiste, fondateur du « Cénacle des extrêmes ». Quand les nazis débarquent, l’ancien dadaïste était un bourgeois bien installé dans la vie et occupait la fonction de juge de paix. Comme quasiment tous ses confrères, il choisit la collaboration. Mais Michels ira plus loin : il rejoint le NSDAP, passe des soirées arrosées en compagnie des nouveaux maîtres et sera même invité au mariage d’un gestapiste redouté. À son procès en 1946, ses subalternes hiérarchiques diront qu’il aurait été « rarement sobre » mais qu’il les aurait laissés « complètement tranquilles ». Michels, diront d’autres, aurait même intercédé auprès des nazis pour aider certains de ses compatriotes. Le tribunal le condamnera à six ans de prison, retenant toutefois comme circonstance atténuante le fait que Pol Michels avait des problèmes au cœur et « que les personnes atteintes d’affections cardiaques sont facilement impressionnables et font preuve d’une grande faiblesse de caractère ».

Bernard Thomas
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